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Droit de la Santé, sécurité au travail, Droit du Travail
par Sébastien Millet

Travail en commun et coemploi : quels critères ? quelles responsabilités ?


En cas de survenance d’un accident du travail ou d’une maladie professionnelle consécutive à la violation d’une obligation réglementaire, quelles sont les responsabilités sur le plan pénal et civil ? Au plan juridique, les solutions sont complexes, tout particulièrement lorsque plusieurs entreprises distinctes sont en présence.

A côté des cas réglementés par le Code du travail tels que le travail temporaire (C. Trav., L1251-21) ou les travaux effectués par des entreprises extérieures intervenant dans l’établissement d’une entreprise utilisatrice (C. Trav., R4511-1 s.), certaines situations marginales retiennent l’attention en jurisprudence, telles que le travail en commun ou le coemploi.

 

  1. Direction unique et travail en commun 

Basiquement, en cas de pluralité d’entreprises, la responsabilité pénale incombe en principe à l’employeur des salariés concernés par l’infraction. Cette solution s’impose naturellement dans la mesure où l’employeur est soumis à une obligation générale de sécurité et où il appartient au dirigeant de cette entreprise de veiller personnellement à la stricte et constante application des règles de sécurité (à moins d’avoir valablement délégué ses pouvoirs).

La jurisprudence admet toutefois que l’employeur des salariés concernés puisse exceptionnellement dégager sa responsabilité en établissant qu’en raison de la participation de plusieurs entreprises aux travaux dommageables, le travail avait été en fait placé sous une direction unique autre que la sienne. C’est alors à l’entreprise qui exerce cette direction unique qu’il revient d’assumer la responsabilité (avec toutefois une réserve : l’employeur ne peut toutefois s’exonérer complètement de son obligation de sécurité, qui est générale, et peut voir sa responsabilité engagée à chaque fois qu’il est démontré qu’il a commis une faute personnelle en relation de causalité avec le dommage).

Il s’agit de ce que l’on appelle le « travail en commun ». La situation est fréquente notamment en matière de chantiers de bâtiment ou de génie civil, opérations pour lesquelles le Code du travail prévoit des règles spéciales de coordination en matière de sécurité et de santé des travailleurs.

D’une manière générale, plusieurs critères doivent être réunis d’après la jurisprudence. Il faut ainsi pouvoir caractériser : 1/ l’existence d’une volonté concertée préalable des entreprises en présence d’organiser l’exécution du travail sous une autorité commune confiée à l’une d’entre elles, 2/ qu’au moment de l’accident, les opérations de travail en commun étaient bien en cours et 3/ que ce pouvoir d’autorité était bien exercé de manière effective (cf. Cass. Crim. 9 octobre 2007, n° 06-88798).

Le critère de la direction unique est déterminant, aussi bien en matière de responsabilité pénale que dans le cadre de la législation sur les accidents du travail, où il a vocation à intervenir pour la détermination du substitué dans la direction à l’origine d’une faute inexcusable ou du tiers responsable (cf. Cass. Civ. II 4 juillet 2007, n° 06-16006 : « la direction unique, élément constitutif du travail commun, implique une concertation préalable des représentants des deux entreprises concernées sur la façon d’accomplir sous une seule direction et de manière simultanée une tâche déterminée »).

L’existence d’une direction unique (par l’entrepreneur principal par exemple) ne se présume pas, et il appartient à l’employeur des salariés victimes qui l’invoque, de la démontrer. A défaut, celui-ci risque de donner le sentiment qu’il cherche simplement à se « défausser » sur une autre entreprise.

Le travail en commun est une question d’appréciation des faits, laissée au pouvoir souverain des tribunaux, qui peuvent leur redonner leur exacte qualification juridique et ne sont jamais liés par celle que les parties ont retenu.

Toutefois, une affaire récente montre que l’absence de contractualisation précise sur la mise en place d’une direction unique intégrant des obligations relatives à la gestion de la sécurité sera en principe de nature à interdire d’invoquer le travail en commun (Cass. Crim. 6 janvier 2015, n° 13-80268).

En l’espèce, deux entreprises étaient intervenues simultanément dans le cadre de l’installation d’une piscine, l’une chargée de la livraison de la coque, l’autre des branchements. Lors des travaux, deux salariés (un de chaque société) décèdent, victimes d’électrocution. Un manquement délibéré aux obligations réglementaires en matière de risque électrique (absence de DICT et de demande de coupure temporaire du réseau) est imputé au gérant de la société chargée de la livraison. Il résultait de l’analyse de la chaîne des interventions qu’il appartenait bien prioritairement à cette entreprise de veiller au respect des règles de prévention du risque électrique. La personne morale et son dirigeant sont poursuivis et condamnés, et les juges rejettent notamment leur argument de défense sur le terrain de l’existence d’un travail en commun. Juridiquement, le fait que les deux entreprises interviennent  dans le cadre d’une opération commune (livraison + installation) avec un intérêt commun n’est pas suffisant ici. Précisément, l’hypothèse d’une direction unique du chantier est écartée, en l’absence d’accord sur ce point entre les deux entreprises. Le formalisme constitue donc un élément important.

On notera que dans cet arrêt, la Chambre criminelle relève que la délégation invoquée par l’entreprise n’était ni établie, ni de nature à l’exonérer de sa propre responsabilité d’évaluer le risque spécifique et de donner les consignes appropriées à son salarié. Est-ce à dire que si une « délégation » avait été actée entre les deux entreprises concernant la sécurité, les choses auraient pu être différentes ? Cela semble peu probable car même si la mise en place d’une direction unique peut sous certains aspects s’apparenter à une forme de délégation de pouvoirs, la jurisprudence exclut traditionnellement qu’une délégation de pouvoirs puisse être valablement consentie à une entreprise extérieure. En revanche, en cas de groupement d’entreprises, elle admet la désignation d’un salarié de l’une des entreprises en présence comme unique délégataire de pouvoirs (à condition qu’il ait bien l’autorité, la compétence et les moyens nécessaires), sachant qu’en cas d’infraction, celui-ci pourra être considéré comme représentant de l’entreprise dont le salarié est victime et engagera la seule responsabilité de cette personne morale (et non celle de son employeur : cf. Cass. Crim. 13 octobre 2009, n° 09-80857 ; Cass. Crim. 23 novembre 2010, n° 09-85115 : « Vu l’article 121-2 du code pénal ; Attendu qu’en cas d’accident du travail, les manquements en matière d’hygiène et de sécurité des travailleurs commis par le délégataire de pouvoirs désigné par chacune des sociétés constituant un groupement d’entreprises à l’occasion de l’attribution d’un marché, engagent la responsabilité pénale de la personne morale, membre du groupement, qui est l’employeur de la victime, ou, en cas de recours à une main-d’oeuvre intérimaire, de la personne morale ayant la qualité d’entreprise utilisatrice au sens des dispositions du code du travail relatives au travail temporaire »). Dans ce cas, les juges sont toutefois désormais tenus de bien motiver leur décision et d’expliquer en quoi l’infraction a été commise pour le compte de cette entreprise, par un de ses organes ou représentants (Cass. Crim., 22 janvier 2013, n° 12-80022).

 

  1. Direction commune et coemploi 

Le contrat de travail salarié repose sur 3 conditions cumulatives, à savoir l’exécution d’un travail, moyennant rémunération, sous la subordination juridique d’un employeur.

Le lien de subordination juridique constitue le critère déterminant permettant de qualifier la relation de travail salarié par rapport à d’autres contrats proches. Il se définit traditionnellement comme « l’exécution d’un travail sous l’autorité d’un employeur qui a le pouvoir de donner des ordres et des directives, d’en contrôler l’exécution et de sanctionner les manquements de son subordonné ».

Dans ce domaine, les requalifications peuvent être nombreuses chaque fois qu’au-delà de l’intitulé contractuel du contrat (prestation de services, sous-traitance, mandat, etc.), le travailleur peut démontrer qu’il existe en pratique un lien de subordination  juridique, lequel doit dans certains cas être permanent (cf. C. Trav., L8221-6 II).

Egalement, le fait qu’un salarié se retrouve placé sous l’autorité d’une personne autre que celle qui est partie au contrat de travail peut déplacer le lien de subordination juridique, en fonction de la durée et de l’intensité de cette situation. Typiquement les opérations de mise à disposition de personnel ou de prestation de service constituent des situations à risque qui nécessitent une vigilance aussi bien sur le papier qu’en pratique. Pour l’employeur de fait, les implications juridiques sont lourdes puisqu’il est potentiellement tenu vis-à-vis du salarié des mêmes obligations légales et conventionnelles que celles qui pèsent sur l’employeur de droit.

Une voie nouvelle contentieuse s’est par ailleurs développée, consistant pour des salariés à mettre en cause comme « coemployeur » une entreprise tierce en raison des liens imbriqués qu’elle entretient avec son employeur ; tout particulièrement dans le cadre des groupes de sociétés, l’objectif étant de remonter au niveau de la société-mère.

La théorie du coemploi a ainsi été utilisée devant les tribunaux, notamment dans le domaine des licenciements collectifs pour motif économique, et plus récemment, en matière d’ATMP. Dans une affaire récente, la Cour de cassation se montre toutefois restrictive, posant le principe selon lequel « le débiteur de la faute inexcusable est l’employeur et celui qu’il s’est substitué dans sa direction qui peut être un coemployeur dès lors que la preuve est rapportée que le salarié a accompli son travail sous la direction commune au profit de deux personnes physiques ou morales liées entre elles par une confusion d’intérêts, d’activités et de direction » (Cass. Civ. II 22 janvier 2015, n° 13-28414).

En l’occurrence, elle approuve la Cour d’appel de Paris d’avoir écarté le coemploi, après une analyse détaillée des relations entre les différentes entreprises en présence, de sorte que les demandeurs (ayants droits d’un salarié ayant travaillé au Niger dans des mines d’uranium et décédé des suites d’un cancer professionnel lié aux rayonnements ionisants) ne peuvent mettre en cause la responsabilité de l’entreprise qui l’employait au motif d’une faute inexcusable commise par une autre société du groupe, cette dernière ne lui étant pas substituée dans la direction au sens de l’article L452-1 du Code de la Sécurité sociale.

Point particulièrement intéressant au passage, les juges considèrent que l’engagement unilatéral pris par la société holding portant sur l’ensemble des activités minières exercées en direct ou par l’intermédiaire de filiales, de veiller à la santé des travailleurs occupés dans les mines d’uranium et d’indemniser tout salarié (y compris de ses filiales) souffrant d’une pathologie inscrite au tableau 6 des maladies professionnelles, ne pouvait s’analyser comme une reconnaissance de sa qualité d’employeur ou de coemployeur de la victime, qui n’était juridiquement ni son salarié, ni un salarié de sa filiale.

Cette décision de la 2e chambre civile vient s’aligner sur l’évolution restrictive de la jurisprudence de la Chambre sociale en matière de droit du travail (cf. Cass. Soc. 4 juillet 2014, n° 13-15208).

Ainsi, en matière civile, le coemploi pourra toujours être reconnu, mais il reste bien cantonné aux situations dans lesquelles une entreprise s’ingère et s’immisce dans la gestion opérationnelle d’une autre, dépassant le cadre normal de la nécessaire coordination des actions économiques entre les sociétés d’un même groupe et basculant ainsi dans l’abus de domination économique.

En matière pénale, il semble que le coemploi puisse être indirectement appréhendé, le coemployeur pouvant être soit considéré comme organe ou représentant (ex : dirigeant de fait) de la personne morale employeur, soit comme auteur de l’infraction en raison d’une faute personnelle, sous réserve des nouvelles exigences de la Chambre criminelle de la Cour de cassation s’agissant de la reconnaissance de la responsabilité pénale des personnes morales qui rend désormais celle-ci moins automatique. Plus délicate est la question de savoir si un coemployeur pourrait se voir directement imputer l’inobservation d’obligations réglementaires de sécurité au regard de l’article L4741-1 du Code du travail, alors que cela ne vise légalement que « l’employeur ou son délégataire » … le débat reste ouvert même si les cas de coemploi ont vocation à rester marginaux.

 

 

* Article publié sur www.preventica.com



Sébastien Millet

Avocat associé, Bordeaux

J'ai une activité multiple (conseil juridique, défense au contentieux, formation, enseignement et publications), mais un leitmotiv : la transversalité des disciplines et le management des risques humains sous toutes ses formes, au service de l'entreprise. L'exercice est aussi exigeant que passionnant.

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