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Droit du Travail
par Alexandra De Vasconcelos

À quel niveau mener les négociations obligatoires dans une entreprise multi-activités ?


La loi du 20 août 2008 a créé un lien inédit entre la représentation élue du personnel et la représentativité des organisations syndicales. Établie à l’occasion des élections professionnelles, la représentativité des organisations syndicales dans l’entreprise constitue la règle de référence jusqu’aux élections professionnelles suivantes. En particulier, les négociateurs (les délégués syndicaux) et le poids de chacune des organisations syndicales représentatives dans la signature d’un accord sont des données de référence immuables au cours de cette période. Dans ce cadre, les négociations obligatoires, longtemps appelées « NAO » mais qu’il convient désormais d’appeler « négociations obligatoires » puisqu’elles n’ont plus lieu tous les ans, menées au niveau de l’entreprise, peuvent-elles s’envisager à un autre niveau dès lors que les données de référence ci-dessous rappelées sont respectées ?

La question se pose en effet dès lors que, par exemple, une entreprise unique sur le plan juridique englobe, en pratique, au moins deux activités distinctes et relativement différentes (deux pôles, deux business unit, et cetera). En pratique, mener une négociation obligatoire en autant de réunions distinctes que d’activités avec des représentants de chacune de ces activités sous réserve de respecter les règles de représentativité et d’y associer les délégués syndicaux peut apparaitre plus efficient qu’une réunion unique et (trop) générale. À cela s’ajoute le fait que, souvent, chacune des activités est pilotée par un représentant de la direction distinct et les salariés y sont dédiés à 100%.

Avant la loi du 20 août 2008, l’organisation de la négociation obligatoire à un échelon inférieur à celui de l’entreprise était subordonnée à « l’absence d’opposition d’une organisation syndicale représentative »

L’ancien article L. 132-27 du Code du travail prévoyait, notamment en matière de négociation obligatoire, que dans les entreprises à organisation complexe, la négociation pouvait avoir lieu à un niveau inférieur à celui de l’entreprise : « Dans ces entreprises, comportant des établissements ou groupes d’établissements distincts, cette négociation peut avoir lieu au niveau de ces établissements ou groupes d’établissements ».

Sur le fondement de ces dispositions passées, la Cour de cassation est venue conditionner l’organisation de la négociation à un échelon inférieur à celui de l’entreprise, à la seule condition de « l’absence d’opposition d’une organisation syndicale représentative » : « En principe, la négociation annuelle doit être engagée au niveau de l’entreprise, et l’employeur ne peut exercer la faculté de l’engager par établissement ou par groupe d’établissements qu’autant qu’aucune des organisations syndicales représentatives dans l’établissement ou le groupe d’établissements où la négociation doit s’ouvrir ne s’y oppose » (Cass. soc., 21 mars 1990, n°88-14.794).

Cette position était de nouveau rappelée dans un arrêt du 12 juillet 2016 (Cass. soc., 12 juillet 2016, n°14-25.794).

Avant la loi du 20 août 2008, l’absence d’opposition d’une organisation syndicale représentative pouvait s’entendre au travers des règles alors applicables dans la négociation collective en générale et l’opposition majoritaire en particulier. En effet, avant la loi du 20 août 2008, un accord collectif signé par une ou plusieurs organisations syndicales représentatives pouvait voir sa mise en œuvre empêchée par une opposition majoritaire des non-signataires. En l’absence de précision de la Cour de cassation dans ses décisions rendues sur la négociation obligatoire (qui évoque l’opposition d’au moins une organisation syndicale), il a été considéré que seul l’accord unanime permettait de la mener à un autre niveau que celui de l’entreprise. Rappelons pourtant que l’unanimité n’était pas spécifiquement demandée par la Cour de cassation.

 

L’opposition majoritaire n’existe plus aujourd’hui. La validité d’un accord collectif est subordonnée à l’obtention de 50% des suffrages exprimés et exclut donc, lorsqu’elle est acquise, toute opposition. Depuis la loi du 20 août 2008 et jusqu’aux Ordonnances « Macron » de 2017, le législateur n’a eu de cesse de renforcer le rôle des partenaires sociaux et la négociation dans l’entreprise. Dans la mesure où l’opposition majoritaire n’existe plus, est-il possible de mener désormais une négociation obligatoire à un niveau différent de l’entreprise ?

 

La jurisprudence de la Cour de cassation de 1990 rendue obsolète eu égard à l’esprit des nouvelles lois

Les décisions de la Cour de cassation susvisées sont rendues aujourd’hui difficiles à appliquer eu égard à l’esprit des récentes lois accordant une place plus importante à la négociation collective d’entreprise et consacrant la fin de l’opposition majoritaire.

La latitude plus importante laissée aux partenaires sociaux et la fin de l’opposition majoritaire modifient profondément l’équation. La loi n°2015-994 du 17 août 2015 (plus communément appelée « Loi Rebsamen ») a initié l’abandon de ces anciennes jurisprudences en prévoyant expressément, pour la négociation obligatoire portant sur la rémunération, que l’employeur peut décentraliser les négociations au niveau de l’établissement. L’ancien article L. 2242-5 du Code du travail, dans sa version en vigueur sous l’empire de cette loi, prévoyait en effet expressément que : « La négociation annuelle sur la rémunération, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise […] peut avoir lieu au niveau des établissements ou des groupes d’établissements distincts ».

Dans la même lignée, les réformes dites « Macron » (issues de la loi n°2017-1340 du 15 septembre 2017, des ordonnances du 22 septembre 2017 et de la loi n°2018-217 du 29 mars 2018) ont poursuivi ce travail, et cette même logique, en indiquant expressément aux termes de l’article L. 2232-11 du Code du travail que les termes « entreprise » et « établissement » font référence à la même logique : « Sauf disposition contraire, les termes « convention d’entreprise » désignent toute convention ou accord conclu soit au niveau du groupe, soit au niveau de l’entreprise, soit au niveau de l’établissement ».

Le législateur, contrevenant à la jurisprudence de la Haute juridiction, a donc expressément prévu la possibilité de négocier à un niveau inférieur à celui de l’entreprise, et ce indépendamment d’une unanimité, ou d’une opposition d’une ou plusieurs organisations syndicales représentatives. Si le législateur avait voulu conditionner l’aménagement conventionnel de la négociation obligatoire d’entreprise à l’obtention d’un accord unanime, il aurait légiféré expressément en ce sens et prévu la condition d’unanimité dans le Code du travail, ce qui n’est pas le cas.

Cette position se défend d’autant plus que l’article L. 2242-10 du Code du travail concernant le champ de la négociation collective en matière de négociation obligatoire dans l’entreprise prévoit sans la moindre ambiguïté qu’une négociation peut notamment préciser « les modalités de négociation dans l’établissement ».

Ce mouvement de décentralisation du niveau de la négociation à l’échelon inférieur à celui de l’entreprise, même en l’absence d’accord unanime, semble pris en considération par la plus récente jurisprudence. À titre d’exemple, le tribunal judiciaire de Nanterre a admis que : « la loi confère à l’employeur la possibilité de mener des négociations au niveau de l’établissement » (TGI Nanterre, 13 juill. 2017, n°17/01790).

Une partie de la Doctrine semble également s’accorder sur le caractère obsolète de la position de la Cour de cassation.

À titre d’illustration, Monsieur Patrice Adam écrivait dans la Revue de jurisprudence sociale[1] que : « Le silence du législateur sur cette exigence jurisprudentielle en vaut condamnation ».

Ces arguments doivent être entendus et permettre d’aboutir à un revirement jurisprudentiel dans la mesure où il en va de l’esprit des réformes intervenues ces dernières années. Les réformes législatives ont en effet eu pour finalité de permettre aux entreprises de mener plus librement des négociations de proximité, à un échelon décentralisé, pour prendre en compte les spécificités « du terrain » et adopter des mesures plus en adéquations avec l’activité et les besoins des salariés.

D’autres partagent cette position :

  • « Avec les lois n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi, dite loi Rebsamen, et n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels, dite loi Travail, puis l’ordonnance n° 2017-1385 du 22 septembre 2017 (…), les évolutions légales obéissent à un objectif nouveau. Il s’agit d’une « dynamisation du dialogue social », reposant sur la conviction qu’il est nécessaire d’apporter « les éléments de souplesse qui doivent permettre aux entreprises les adaptations nécessaires en fonction de leur profil »[2];
  • « La détermination du siège de la négociation ne suscite pas d’hésitations lorsque l’entreprise est organisée de façon unitaire. Il en va autrement lorsqu’elle est structurée en plusieurs établissements, établissements qui en sont autant de démembrements dépourvus de la personnalité juridique. Ainsi au niveau de l’entreprise, la négociation peut-elle être conduite non pas à l’échelon central, mais à l’échelle de chacun des établissements ou des groupes d’établissements. Cette faculté peut être envisagée de deux manières. L’une invite à mettre l’accent sur la possibilité à pouvoir ainsi prendre en compte les spécificités des conditions de travail propres à chacune des collectivité de travail existant au sein de l’entreprise du fait des choix organisationnels opérés par l’employeur »[3].

En conséquence, la décentralisation de la négociation obligatoire d’entreprise à un niveau inférieur à celui de l’entreprise semble, aujourd’hui, pouvoir être mise en œuvre dans le cadre d’un accord collectif « classique ».

Cela est d’autant plus vraisemblable qu’admettre qu’une seule organisation syndicale représentative puisse empêcher un accord collectif majoritaire reviendrait à créer un droit d’opposition minoritaire !

 

Les avantages d’une négociation décentralisée à un échelon inférieur à celui de l’entreprise par voie d’accord majoritaire

Mettre en œuvre une négociation décentralisée par voie d’accord majoritaire présente de nombreux avantages.

D’une part, ce mode d’organisation peut paraît plus légitime car résultant d’un souhait de la Direction et des organisations syndicales représentatives qui auront pris soin de négocier de façon loyale.

D’autre part, ce mode semblerait plus pertinent, cohérent et en adéquation avec l’organisation interne d’une entreprise à structure complexe car il est vrai que toutes les entités d’une entreprise n’ont pas la même population de salariés, la même activité, les mêmes conditions de travail, les mêmes sujets sur lesquels ils veulent négocier….

Au demeurant, mener les négociations obligatoires à des niveaux différents dans l’entreprise que l’entreprise elle-même, dans le cadre d’un accord collectif, n’empêche pas le respect de la représentativité. Quel que soit le niveau arrêté, les délégations respectent la représentativité issue des élections professionnelles et les délégués syndicaux sont membres de droit de chacune des délégations. Il n’y a donc pas de préjudice. C’est le rôle de l’accord collectif que, notamment, d’arrêter les modalités des négociations, les sujets …

 

Faut-il mettre fin à la position d’origine de la Cour de cassation pour y parvenir ?

Le manque de clarté sur ce sujet des décisions – désormais anciennes – de la Cour de cassation peut être une source d’incertitudes et générer des doutes entre partenaires sociaux. Les décisions de la Cour de cassation sur les négociations obligatoires sont également source d’insécurité juridique dans le cas d’une issue judiciaire (sauf accord unanime bien entendu) pour les accords collectifs qui organiseraient ces négociations sur des périmètres différents. Pourtant, rappelons-le, depuis 2008, une seule organisation syndicale ne peut venir empêcher l’application d’un accord collectif et c’est pourtant exactement ce qui arriverait si la règle de « l’absence d’opposition d’une organisation syndicale » venait à être reprise aujourd’hui…

 

[1] La négociation des conventions et accords collectifs de travail – A propos de la gestation des volontés collectives, M. Patrice Adam, Revue de Jurisprudence Sociale 2016

[2] Négociation obligatoire dans l’entreprise (1ère partie) – Principes d’ordre public instaurés par l’ordonnance n° 2017-1385, M. Stéphane Béal et Mme Cécile Terrenoire, La Semaine Juridique Entreprise et Affaires n° 50, 14 déc. 2017, 1686

[3] Conventions et accords collectifs de travail : droit de la négociation collective – Espaces et protagonistes des négociations, Mme Sophie Nadal, oct. 2019, actualisation : Février 2020, Répertoire de droit du travail


Alexandra De Vasconcelos

Avocat of counsel, Paris

Cheffe du pole formation Ellipse Avocats Paris


Après son stage final au sein du Cabinet CMS Francis Lefebvre Avocats, elle intègre le Cabinet CAPSTAN Avocats en 2019 puis rejoint le cabinet Ellipse Avocats Paris en 2020.

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