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Droit du Travail
par Sébastien Millet

Le recours au règlement intérieur, pour mieux gérer l’expression du fait religieux en entreprise


La loi « Travail » n° 2016-1088 du 8 août 2016 vient élargir le champ du règlement intérieur, en prévoyant désormais qu’il « peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché » (C. Trav., L1321-2-1 nouveau).

 

Pour les entreprises, souvent démunies face au développement de revendications d’ordre religieux (rites, tenue vestimentaire, absences, repas, relations professionnelles, conditions de travail etc.), l’inscription de ce principe dans la loi était attendue.

Manifestement, le législateur s’est affranchi de la formulation proposée initialement par le rapport Badinter (cf. 6e principe essentiel du droit du travail : « la liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses, ne peut connaître de restrictions que si elles sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché »), et qui avait fait particulièrement polémique.

Cette disposition n’a pas été soumise au Conseil constitutionnel suite au vote de la loi (cf. décision n° 2016-736 DC du 4 août 2016), ce qui n’exclut pas la possibilité d’une future question prioritaire de constitutionnalité.

Toujours est-il que cela va permettre aux entreprises, si elles le jugent utile, de disposer d’un fondement légal clair pour encadrer la manifestation religieuse au travail, dans un contexte où certaines entreprises peuvent voir émerger des phénomènes communautaristes incompatibles avec la vie en entreprise.

Précisons que si le texte a été avant tout conçu pour gérer la question des convictions religieuses, il peut également s’appliquer aux convictions politiques, voire philosophiques.

Dans la mesure où il s’agit d’apporter des restrictions aux libertés fondamentales telles que la liberté de conscience et la liberté d’expression, la légalité du règlement intérieur reste subordonnée aux principes traditionnels de justification, de proportionnalité et de non-discrimination (cf. CEDH, art. 9 ; C. Trav., L1121-1 et L1321-3). La jurisprudence s’était d’ailleurs positionnée en ce sens dans la célèbre affaire Babyloup : «Mais attendu qu’il résulte de la combinaison des articles L1121-1 et L1321-3 du code du travail que les restrictions à la liberté du salarié de manifester ses convictions religieuses doivent être justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché » (Cass. Ass. plén. 25 juin 2014, n° 13-28369).

L’employeur peut ainsi décliner un ensemble de règles visant à faire de l’entreprise un lieu « neutre » du point de vue de l’expression de convictions religieuses. Cela, dans une certaine mesure, car l’employeur ne peut bien entendu interdire de manière générale et absolue la manifestation des convictions religieuses (voir en ce sens l’arrêt précité). Les restrictions apportées doivent être précises.

Jusqu’à présent, très peu d’entreprises s’étaient aventurées sur ce terrain particulièrement sensible en matière de gestion des ressources humaines.

Cela devrait contribuer à conforter les chartes de laïcité existantes, dont la validité juridique et l’opposabilité aux salariés était sujette à discussion. Précisons toutefois que le législateur a choisi de faire référence au « principe de neutralité » (l’obligation de respecter le principe de laïcité républicaine s’adressant quant à elle aux services publics).

L’exercice reste cependant délicat : attention notamment à ne pas fixer de règles ou d’interdictions qui auraient pour objet ou pour effet de constituer une discrimination directe ou indirecte à l’égard d’un salarié ou d’un groupe de travailleurs en raison de leur appartenance -ou non-appartenance- religieuse. Typiquement, toute clause visant une religion ou un culte en particulier serait bien entendu discriminatoire.

En termes de justification, la référence aux classiques « nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise » ouvre certainement des perspectives assez larges, au-delà des impératifs d’hygiène, santé et sécurité au travail (ainsi par exemple, le port d’équipements de protection individuelle permet de justifier l’interdiction du port de signes religieux).

Au plan juridique, une certaine contradiction mérite d’être signalée dans la mesure où la loi prévoit par ailleurs d’une manière générale que le règlement intérieur ne peut contenir de clauses apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées « par la nature de la tâche à accomplir » (C. Trav., L1321-3, 2°). Sans doute peut-on défendre ici que la règle spéciale (art. L1321-2-1) vient déroger à la règle générale (art. L1321-3), mais il est probable en pratique que les inspections du travail et les tribunaux judiciaires ne se contenteront pas d’une simple référence générale aux nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise, et exigeront de démontrer au cas par cas –par exemple en matière de sanctions disciplinaires- que les restrictions étaient bien justifiées par la nature de la tâche à accomplir du salarié.

En tout état de cause, le respect de la proportionnalité sera contrôlé avec d’autant plus d’attention par les juges en cas de contentieux, et de fait, il serait excessif de présenter ce texte comme « liberticide ».

Pour l’employeur en effet, la prudence est de rigueur, aussi bien dans la rédaction que dans la mise en œuvre des injonctions du règlement intérieur.

En outre, qu’il s’agisse de règles inscrites ou à inscrire dans le règlement intérieur lui-même ou dans une note de service ou charte à caractère général et permanent, il conviendra d’être vigilant au respect du formalisme prévu aux articles L1321-4 et suivants du Code du travail (cf. information et consultation pour avis préalable du CE, voire du CHSCT ; transmission à l’Inspection du travail ; dépôt au greffe du Conseil de prud’hommes ; affichage sur le lieu de travail).

Enfin, réglementer pour réglementer a toutes les chances d’être contre-productif et mal compris, si les partenaires sociaux ne sont pas associés à la démarche, et si aucune pédagogie adaptée n’est mise en œuvre en fonction du contexte, pour rendre les mesures acceptables et acceptées.

Chacun doit pouvoir comprendre un message alliant fermeté et respect, la règle étant d’ailleurs valable pour l’ensemble du personnel (autant le prosélytisme n’est pas acceptable, autant l’employeur doit veiller à ce que la liberté de conscience soit respectée au sein de l’entreprise).

Si cette clause du règlement intérieur est facultative, son intérêt est de fixer des lignes de conduite claires et connues de tous. Ainsi, chaque salarié sait ce qu’il peut faire et quelles sont les « lignes rouges » à ne pas franchir (refus d’exécution du travail pour des motifs religieux, etc.). Les pratiquants n’ont aussi pas à devoir se justifier par rapport à l’observation d’une neutralité religieuse. De leur côté, les cadres sont sécurisés dans leur gestion managériale. Enfin, l’employeur dispose d’un outil opposable permettant de faire respecter les règles de « vivre ensemble », sous le contrôle des tribunaux pour éviter les abus.

 

*Article publié sur www.preventica.com



Sébastien Millet

Avocat associé, Bordeaux

J'ai une activité multiple (conseil juridique, défense au contentieux, formation, enseignement et publications), mais un leitmotiv : la transversalité des disciplines et le management des risques humains sous toutes ses formes, au service de l'entreprise. L'exercice est aussi exigeant que passionnant.

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