par Arnaud Pilloix
Livreurs via des plateformes numériques : indépendants ou salariés ?
La société Take Eat Easy, en liquidation, utilise une plateforme web et une application afin de mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients passant commande de repas via la plate-forme et des livreurs à vélo exerçant leur activité sous un statut d’indépendant.
Après avoir effectué les démarches nécessaires en vue de son inscription en qualité d’auto-entrepreneur, un livreur concluait un contrat de prestation de service avec la société Take Eat Easy.
Quelques mois plus tard, il saisissait la juridiction prud’homale d’une demande de requalification de son contrat en contrat de travail.
Par un arrêt du 20 avril 2017, la Cour d’appel de Paris rejetait sa demande au motif :
- d’une part, que l’existence d’un pouvoir de sanction ne suffit pas à caractériser le lien de subordination ,
- d’autre part, que la liberté totale de travailler sans être soumis à une quelconque durée de travail ni à un quelconque forfait horaire ou journalier est exclusive d’une relation salariale.
Ces travailleurs peuvent-ils réellement être qualifiés d’indépendant ?
C’est à cette question que la Cour de cassation a dû répondre pour la première fois.
Rappelons que par la loi n°2016-1088 du 8 août 2016, le législateur avait instauré des garanties minimales pour protéger cette nouvelle catégorie des travailleurs mais était resté silencieux sur leur statut juridique.
1.La jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation sur le lien de subordination
La caractérisation d’une relation de travail salarié repose sur des éléments objectifs : le salarié est celui qui accomplit un travail sous un lien de subordination lequel est caractérisé par l’existence d’un travail sous l’autorité de l’employeur qui a le pouvoir :
- De donner des ordres et des directives,
- D’en contrôler l’exécution,
- De sanctionner les manquements de son subordonné. (, 13 novembre 1996, n°94-13.187)
L’existence d’une relation de travail salarié ne dépend ni de la volonté exprimée par les parties, ni de la dénomination qu’elles ont donnée à la convention, mais des conditions de fait dans lesquelles est exercée l’activité professionnelle. (Soc., 17 avril 1991, n°88-40.121)
Enfin, si l’appréciation des éléments de fait et de preuve permettant de déterminer l’existence ou l’absence d’un lien de subordination relève du pouvoir souverain des juges du fond, la chambre sociale exerce toutefois un contrôle de motivation en s’assurant qu’ils tirent les conséquences légales de leurs constatations. (Soc., 1er décembre 2005, n°05-43.031)
2. L’application de cette jurisprudence constante au cas des livreurs de plateformes numériques
Exit le statut d’indépendant, la Cour de cassation, dans un arrêt du 28 novembre 2018, estime au visa de l’article L. 8221-6 II du Code du travail que dès lors que, d’une part, l’application était dotée d’un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci et que, d’autre part, la société Take Eat Easy disposait d’un pouvoir de sanction à l’égard du coursier, il en résultait l’exercice d’un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution de la prestation caractérisant un lien de subordination.
Ainsi, le rôle de la plateforme ne se limitait pas seulement à mettre en relation des restaurateurs partenaires, des clients et des livreurs, et la Cour d’appel avait bien relevé l’existence d’un pouvoir de sanction auquel s’ajoutait un pouvoir de direction et de contrôle de l’exécution déduit de l’existence d’un système de géolocalisation : tous les caractères du lien de subordination étaient donc réunis.
Fin du suspense pour la saga des livreurs de plateformes numériques, leur statut juridique est désormais clairement établi : ce sont des salariés.
Est-ce la porte ouverte à la reconnaissance du statut de salarié à d’autres indépendants tels que les chauffeurs VTC ?
En tout état de cause, cette jurisprudence est à prendre en compte pour les entreprises de ce secteur qui devront alors adapter leur pratique et appliquer les dispositions issues du Code du travail, comme ont dû le faire, il y a quelques années, les sociétés de production d’émissions de télé-réalité. (Soc., 3 juin 2009, Ile de la tentation).
Soc., 28 novembre 2018, n°17-20.079
Arnaud PILLOIX, assisté de Maud RIFLADE