par Arnaud Pilloix
Désaffection pour le travail salarié : une soif d’indépendance ?
Si l’Homme a toujours travaillé (des chasseurs-cueilleurs jusqu’aux micro-entrepreneurs), le contrat de travail est une innovation récente mais qui a significativement structuré notre société. De l’empire romain jusqu’à la Révolution française, le travail se conçoit en France de manière collective, ainsi qu’en attestent les corporations chargées de la défense des intérêts de la profession.
La loi Le Chapelier du 14 juin 1791 les abolit, libérant au passage les artisans et ouvriers qui y étaient attachés, avant que le code civil ne consacre en 1804 le louage d’ouvrage hérité du droit romain et présenté par l’article 1710 comme « le contrat par lequel l’une des parties s’engage à faire quelque chose pour l’autre moyennant un prix convenu entre elles » : c’est l’acte de naissance d’une fiction juridique qui va connaître un essor considérable, le contrat de travail.
Tandis que les canuts de Lyon ou les mineurs de Germinal sont rémunérés à la tâche ou au poids, la révolution industrielle (le taylorisme évoqué précédemment ou le fordisme) s’emploie à cadrer l’exécution du contrat de travail, assujettie à une hiérarchie pyramidale, décomposées en gestes mesurables et mécanisés, enfermée dans un horaire dont le taux constitue la base de la rémunération.
Dans le cadre de ce « compromis sociétal« , les salariés perdent en indépendance ce qu’ils gagnent en « justice sociale », caractérisée par le CDI, les congés payés et la protection sociale.
Le contrat de travail atteint son apogée lorsque le législateur rattache « artificiellement » certains métiers (Partie VII du code du travail) afin de leur accorder le bénéfice d’une présomption de salariat (VRP, journalistes, artistes de spectacles, mannequins), voire de les assimiler à des emplois salariés (gérants de succursales, travailleurs à domiciles, portés).
Les dérives du capitalisme financier (voir Milton Friedman) à l’origine du chômage de masse et de la complexification d’identifier l’employeur (groupe, business unit, UES), ainsi que la révolution digitale vont toutefois considérablement modifier les équilibres de ce « compromis sociétal » :
- prospèrent alors le CDD, le recours à la sous-traitance, aux free lance, aux consultants extérieurs ; les outsiders prennent leur revanche sur les insiders ;
- la mobilité, synonyme de créativité et d’autonomie ainsi que voie d’accès à l’indépendance, devient une valeur cardinale ;
- les frontières s’étiolent entre vie personnelle et vie professionnelle.
Aussi, le monde du travail est aujourd’hui confronté à de nouveaux défis :
- comment appréhender le fait que l’indépendance juridique tende à se payer au prix d’une dépendance économique ?
- assiste-t-on au déclin du contrat de travail : le lien de subordination est-il à bout de souffle ? quel avenir pour la notion de temps de travail ?
- comment porter réponse aux sujets de nature sociétale (impact environnemental, quête de sens et de reconnaissance) auxquels les thèmes qui nourrissaient les combats syndicaux (travail de nuit ou des enfants, durée du travail etc.) cèdent désormais la place ?
De l’attractivité (relative) pour le travail non-salarié à la diversification des modes de travail indépendant
1. Il est certain que le développement de carrières protéiformes depuis le début du 21ème siècle et le déplacement des aspirations (« s’épanouir » plutôt que « gagner sa vie ») tendent à favoriser un engouement pour le travail non-salarié, lequel attire surtout les jeunes (43 % des 16/19 ans). De même, la création du statut d’auto-entrepreneur (loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie (LME)) a suscité en France un regain d’intérêt pour le travail non salarié, que la crise sanitaire a contribué à amplifier. Pour autant, la part du travail indépendant est restée globalement stable en France (autour de 11 % à 12 % des personnes en emploi entre 2013 et 2019). Bien plus, le marché français du travail salarié se porte assez bien si l’on considère que le nombre de démissions, qui est élevé sans être inédit, se traduit en pratique par un rapport de force favorable aux salariés dans un contexte de recrutement en difficulté, obligeant les entreprises à négocier, à rehausser leur offre de rémunération ou à consentir des concessions (télétravail).
2. Il demeure que les modes d’accès au travail indépendant, eux, se sont élargis et diversifiés, transformant les caractéristiques des indépendants eux-mêmes. Telle est en particulier la raison du débat qui entoure le statut des « travailleurs indépendants recourant pour l’exercice de leur activité aux services d’une ou plusieurs plateformes de mise en relation électronique » (selon la définition donnée par l’article L. 7341-1 du code du travail).
Ceux-ci ont, en effet, eu droit à leur tour aux honneurs de la Partie VII du code du travail, un Titre quatrième y ayant été inséré (enrichi par la loi LOM n° 2019-1428 du 24 décembre 2019 d’orientation des mobilités) pour imposer une responsabilité sociale aux plateformes et leur assigner un certain nombre d’obligations voisines de celles qui protègent les salariés… mais sans aller jusqu’à qualifier leur rapport juridique avec les plateformes.
D’où un contentieux, source d’incertitude juridique, dès lors que des travailleurs demandent la requalification de ce rapport en contrat de travail, à charge alors pour les juges de déceler dans les modalités concrètes d’exécution de la prestation un faisceau d’indices démontrant que les plateformes exercent un pouvoir de contrôle, de direction et de sanction qui trahit un lien de subordination (la plupart des décisions rendues ayant retenu un tel lien de subordination : arrêts sociétés Uber BV et Uber France c/ Petrovic CA Paris, 10 janvier 2019 ; n°18/08357 ; Take Eat Easy Cass. soc. 28 novembre 2018, n°17-20.079 ; sociétés Uber France et Uber BV Cass. soc. 4 mars 2020, n° 19-13.316 ; à l’exception notable d’un récent arrêt Voxtur Cass. soc. 13 avril 2022, n° 20-14.870) [1].
A souligner la cohérence de la Cour de cassation qui conserve sa jurisprudence sur la présence d’un lien de subordination pour caractériser le contrat de travail (arrêt Société générale, Cass. Soc. 13 novembre 1996).
D’où la demande faite par le Premier Ministre à Monsieur Jean-Yves Frouin, ancien président de la Chambre sociale de la Cour de cassation, de formuler des propositions touchant au statut, au dialogue social et aux droits sociaux des travailleurs des plateformes, de manière à sécuriser les relations juridiques et protéger les travailleurs sans remettre en cause la flexibilité apportée par le statut
D’où enfin la réponse donnée par plusieurs Etats européen qui ont pris le parti de créer un statut intermédiaire – entre le statut de salarié et celui de travailleur indépendant – ayant vocation à accueillir des travailleurs dits de la « zone grise », indépendants mais économiquement dépendants, dotés d’un certain nombre de droits identiques à ceux dont bénéficient les salariés mais non les travailleurs indépendants : ainsi en est-il du statut de « worker » au Royaume-Uni, de « trade » en Espagne, de « co-co-co » et de « co-co-per » en Italie.
Vers un travail à la tâche : un contrat spécifique adapté uniquement au monde viticole ?
L’emploi de salariés à la tâche constitue un mode d’organisation du travail ancestral au sein des domaines viticoles (et dans d’autres entreprises agricoles). Le travail à la tâche consiste en une organisation spécifique, justifiée par des particularités géologiques et climatiques locales, laissant au salarié (dit tâcheron) une responsabilité d’organisation pour effectuer, au cours d’une même année culturale, tout ou partie des travaux de culture de la vigne.
Cette spécificité d’organisation du travail, en ce qu’elle est une exception aux dispositions habituellement applicables, impose un environnement juridique spécifique : elle doit être formalisée par un accord de branche ou d’entreprise ; quant au contrat de tâcheron, il est encadré par le code rural (article R. 713-41) et les conventions collectives locales.
Pourrait-on imaginer une extension du travail à la tâche en dehors du monde agricole afin de répondre aux interrogations qui précédent, notamment à celle que pose la mesure du travail par le temps consacré à sa réalisation ?
Un nouveau compromis sociétal doit être trouvé pour que le contrat de travail (qui participe grandement au financement de la protection sociale) conserve toute son attractivité, au-delà de sa rigidité qui ne correspond parfois plus aux aspirations des parties.
Ces quelques lignes sont extraites de mon intervention lors de l’atelier de la Commission sociale – Congrès ACE 2022 –
Compte-rendu rédigé par Me Guy MARTINET – Revue ACE n° 158 décembre 2022
[1] Situation à peu près identique sur le plan européen. Citons, sans pouvoir davantage les examiner ici : arrêt Glovo, Tribunal supremo espagnol, 25 septembre 2020 ; arrêt Foodora Cour de cassation italienne, 24 janvier 2020 ; CJUE, 22 avril 2020, Affaire B. c/ Yodel Delivery Network Ltd (n° C-692/19), dans laquelle la Cour, interprétant la directive européenne 2003/88 du 4 novembre 2003 qui intègre la notion de « travailleur » dans le droit de l’Union européenne, dégage une liste de critères s’opposant à la qualification de « travailleur » au sens de la directive d’un prestataire de service ayant recours à une plateforme d’intermédiation.