par Sandra FONTANA-BLANCHY
La preuve en droit du travail : vers un déplacement des frontières ?
A l’occasion d’une formation délivrée le 23 février 2023 par l’éminent Professeur Christophe RADE de l’université de Bordeaux et par l’un de ses confrères venus de Lorraine, le Professeur Patrice ADAM, la preuve en droit du travail a été abordée sous l’angle de la jurisprudence rendue par la chambre sociale de la Cour de cassation, notamment en matière de harcèlement moral.
S’agissant de la méthode probatoire en la matière, la Cour de cassation rappelle que la charge de la preuve ne repose pas sur le salarié, et que par ailleurs « l’ensemble des faits et les faits dans leur ensemble » doit être examiné par les juges du fond, pour leur permettre de qualifier ou non des faits caractérisant du harcèlement moral.
En d’autres termes, et cela n’est pas nouveau, il appartient :
- D’une part, à l’employeur de rapporter la preuve que le salarié n’a subit aucun agissement, propos laissant présumer l’existence de harcèlement moral ; tâche particulièrement ardue puisque le seul fait d’écarter les éléments produits par le salarié ne semble pas suffire ;
- Et d’autre part, aux juges du fond de ne pas se contenter d’examiner un par un les éléments de preuve apportés par le salarié, mais de les examiner dans leur ensemble pour apprécier si cet ensemble laisse présumer l’existence ou non de harcèlement moral.
Ce second point, très peu respecté par les juges du fond, entraine de façon quasi systématique une cassation des arrêts rendus par les Cours d’appel qui auraient rejeté le harcèlement sans avoir adopté une vue d’ensemble.
Le régime de la preuve en la matière est donc clairement en faveur du salarié et particulièrement lourd pour l’employeur.
C’est pourquoi, il était précisé l’absolue nécessité pour l’entreprise de tout mettre en œuvre pour respecter son obligation de prévention en matière de santé et sécurité auprès de ses salariés.
A ce sujet, il était rappelé, que dès l’instant où l’employeur avait connaissance de faits pouvant laisser présumer l’existence de harcèlement moral, il lui appartenait de réagir et organiser si possible une enquête.
Etant précisé, que l’enquête non encadrée par les textes, doit être menée avec loyauté, sachant que sur ce point une certaine latitude est laissée à l’employeur, ce dernier n’ayant ni l’obligation de prévenir le mis en cause sur l’organisation de l’enquête, ni celle de lui délivrer les conclusions de l’enquête.
S’agissant de la question de la loyauté en matière de preuve, il a été rappelé que toute preuve doit en principe être licite, c’est-à-dire ne pas entrainer la violation d’une loi, règlement ou tout autre procédé venant se heurter aux droits fondamentaux des personnes morales ou physiques.
Jusqu’à présent le seul fait d’apporter un élément de preuve illicite dans le cadre d’un procès lui faisait perdre automatiquement toute force probante.
A titre d’exemple : un employeur qui a connaissance de malversation orchestrées par l’un de ses salariés, et qui obtient la preuve de ses agissements en utilisant des mails identifiés comme personnels par le salarié, se voit en principe privé du droit d’utiliser ces éléments ces derniers étant illicites, le salarié opposant son droit au respect de la vie privée (article 8 de la CEDH).
Désormais, il semblerait que l’employeur puisse utiliser un élément de preuve illicite (un mail ou tout document classé personnel) à la double condition que cette utilisation soit nécessaire et proportionnelle à la défense d’un droit fondamental pour l’entreprise.
Il nous était notamment donné comme exemple l’arrêt rendu par la CEDH le 22 février 2018 (n°588/13) LIBERT c/ France lequel illustrait assez bien cette situation :
→ Adjoint au chef de la brigade de surveillance au sein de la SNCF, Monsieur LIBERT, avait vu son ordinateur utilisé par son remplaçant, lequel avait découvert des images particulièrement choquantes (images et films à caractère pornographiques, zoophilie, scatophilie). La hiérarchie alertée, le radiait des cadres de la SNCF ; Monsieur LIBERT contestait en invoquant son droit à la vie privée sous le visa de l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Les juridictions du fond donnèrent toutes gain de cause à l’employeur au motif que les documents n’étaient pas clairement identifiés comme personnels et que l’entreprise se devait de protéger la sécurité des autres salariés et usagers. La Cour Européenne des Droits de l’Homme, saisie en dernier recours, a confirmé en considérant que les éléments de preuve même à caractère personnel obtenus par l’employeur répondaient de façon proportionnelle au but légitimement poursuivi, et qu’aucune violation de l’article 8 n’était pas constatée en l’espèce.
→ La chambre sociale de la Cour de cassation a ainsi pu confirmer ultérieurement : le droit à la preuve peut justifier la production en justice d’éléments extraits du compte privé Facebook d’un salarié portant atteinte à sa vie privée, dès lors que cette production est indispensable à l’exercice de ce droit et proportionnée au but poursuivi. (Cass. Soc., 30 septembre 2020, n°19-12.058).
Est-ce à dire que les employeurs pourront désormais filmer et enregistrer leurs salariés à leur insu pour prouver leur manquement et réciproquement ? Pas encore …
Néanmoins, il s’agit de relever une certaine avancée en matière du droit de la preuve, plutôt favorable aux entreprises, laquelle devra cependant être maniée avec précautions et toujours au cas par cas.