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Droit de la Santé, sécurité au travail, Santé, sécurité & Environnement
par Sébastien Millet

Saga du préjudice d’anxiété : de la nécessaire vigilance en matière d’exposition professionnelle à des substances toxiques ou nocives  


La saga jurisprudentielle sur l’indemnisation du préjudice d’anxiété se poursuit tous azimuts, en marge du régime de la faute inexcusable de l’employeur, mais avec un dénominateur commun : le manquement de l’employeur à son obligation de sécurité et de protection de la santé (cf. précédentes chroniques (1) ).

Depuis son admission 2010, ce contentieux ne cesse de se développer, bien au-delà de la question de l’exposition professionnelle à l’amiante, et dans un sens favorable aux victimes, qu’il s’agisse de salariés de droit privé ou plus récemment, d’agents publics (cf. Conseil d’Etat, 28 mars 2022, n° 453378 ; Conseil d’Etat, 19 avril 2022, avis n° 457560).

 

1) Le cadre de l’action contre l’employeur (pour faute contractuelle de manquement à l’obligation de sécurité ou à l’obligation de loyauté)

Rappelons ici quelles sont les lignes directrices. En vertu des principes généraux des articles L4121-1 et L4121-2 du Code du travail :

  • « En application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante ou à une autre substance toxique ou nocive, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité.
  • Le salarié doit justifier d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’un tel risque.
  • Le préjudice d’anxiété, qui ne résulte pas de la seule exposition au risque créé par une substance nocive ou toxique, est constitué par les troubles psychologiques qu’engendre la connaissance du risque élevé de développer une pathologie grave par les salariés » ( 11 septembre 2019, n° 17-24879 à 17- 25623 ; Cass. Soc. 13 octobre 2021, n° 20-16584) ;
  • Il a également été jugé que peu importe que le salarié se soumette ou non à des contrôles et examens médicaux réguliers, ou la nature de l’exposition subie qui peut être fonctionnelle ou environnementale ( Soc. 15 octobre 2014, n° 13-15631).

La réforme de la loi santé-travail vient amplifier ce risque d’action judiciaire pour les employeurs, compte tenu des nouvelles exigences en matière d’analyse des risques et de traçabilité collective des expositions assignée au DUERP (on pense ici à l’utilisation d‘agents chimiques, ce qui pose tout particulièrement la question des poly expositions, sachant que l’état des connaissances scientifiques évolue – cf. précédente chronique).

 

Dans un nouvel arrêt d’importance, la Cour de cassation va même plus loin et ajoute une nouvelle pierre à l’édifice toujours au sujet de l’amiante, en posant le principe selon lequel « il résulte de l’article L 1222-1 du Code du travail que l’atteinte à la dignité du salarié constitue pour l’employeur un manquement grave à son obligation d’exécuter de bonne foi le contrat de travail », situation caractérisée en l’espèce du fait d’avoir illégalement continué à utiliser de l’amiante de 2002 à 2005 alors qu’il n’était plus titulaire d’aucune autorisation dérogatoire (Cass. Soc. 8 février 2023, n° 21-14451).

Ainsi, il est admis que même si le salarié ne peut plus agir sur le terrain du préjudice d’anxiété (pour cause de prescription), il peut néanmoins former une action en réparation sur un fondement distinct, à savoir le manquement à l’obligation de loyauté.

On sort alors du champ de l’obligation de sécurité. Dit autrement, l’exposition d’un salarié à l’amiante, constitue une atteinte à sa dignité réparable.

Dans son communiqué de presse, la Cour de cassation précise qu’« il doit donc être distingué deux types de préjudices, chacun correspondant à un manquement différent de l’employeur :

  • Lorsque l’employeur a manqué à son obligation de sécurité en utilisant une substance toxique autorisée sans mettre en œuvre les mesures de prévention des risques professionnels adéquates, ses salariés peuvent réclamer l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété ;
  • Lorsque l’employeur recourt illégalement à une substance toxique prohibée, commettant ainsi une infraction pénale, son exécution déloyale du contrat de travail porte atteinte à la dignité du salarié, lequel peut alors réclamer la réparation d’un préjudice moral, indépendamment du préjudice d’anxiété.»

La ligne de partage dépend donc ici du caractère licite ou non de l’utilisation de telle ou telle substance au regard de la réglementation (cf. REACH, etc.).

Il s’agit là d’une évolution majeure, à laquelle s’en ajoute une nouvelle, sur la possibilité de mise en cause de la responsabilité du donneur d’ordre dans le cadre du préjudice d’anxiété.

 

2) Le cadre de l’action contre une entreprise tierce (pour faute extractontractuelle en lien causal avec le dommage)

On savait déjà, depuis un revirement de jurisprudence majeur (Cass. Ass. Plénière, 5 avril 2019, n° 18-17442), que le salarié peut agir contre son employeur en réparation du préjudice d’anxiété lié à une exposition à l’amiante quand bien même il n’aurait pas travaillé dans un établissement figurant dans la liste des établissements classés et ouvrant droit à l’ACAATA.

A présent, il est admis que cette action en réparation du préjudice d’anxiété puisse aussi être dirigée contre un tiers au contrat de travail (en l’occurrence le client de l’employeur).

Une entreprise donneuses d’ordres peut ainsi voir sa responsabilité civile délictuelle engagée par un salarié d’une entreprise extérieure intervenante au motif suivant : « (…) les articles R4511-4, R4511-5 et R4511-6 du Code du travail, qui mettent à la charge de l’entreprise utilisatrice une obligation générale de coordination des mesures de prévention qu’elle prend et de celles que prennent l’ensemble des chefs des entreprises intervenant dans son établissement, et précisent que chaque chef d’entreprise est responsable de l’application des mesures de prévention nécessaires à la protection de son personnel, n’interdisent pas au salarié de l’entreprise extérieure de rechercher la responsabilité de l’entreprise utilisatrice, s’il démontre que celle-ci a manqué aux obligations mises à sa charge par le code du travail et que ce manquement lui a causé un dommage (…) » (Cass. Soc. 8 février 2023, n° 20-23312).

En l’absence de lien contractuel avec le client (sauf requalification !), le fondement de cette action du salarié extérieur ne peut reposer ici sur un manquement à l’obligation légale de sécurité (laquelle pèse uniquement sur son employeur, qui reste responsable de l’application des mesures de prévention nécessaires à la protection des travailleurs qu’il emploie – cf. C. Trav., R4511-6).

En revanche, cela ne fait pas obstacle à la responsabilité extracontractuelle du donneur d’ordres, dès lors que le salarié extérieur sera en mesure d’établir selon le droit commun (cf. C. Civ. art. 1240) :

  • L’existence de fautes ou négligences de sa part dans l’exécution des obligations légales et réglementaires mises à sa charge en sa qualité d’entreprise utilisatrice ;
  • La réalité de l’exposition et du préjudice d’anxiété subi personnellement (trouble psychologique entendu selon les critères d’appréciation précités) ;
  • Le lien de causalité avec le manquement.

En l’espèce pour résumer :

  • Il s’agissait d’opérations de manutention ou de nettoyage (balayage, ramassage des déchets, tri de pièces) dans des ateliers sous coactivité et dans lesquels étaient effectués des travaux sur des pièces amiantées, sans équipements de protection individuelle, et alors que le mode de chauffage favorisait la propagation de fibres dans l’air.
  • Le manquement découlait ici d’une omission de l’entreprise utilisatrice d’effectuer les diligences de coordination de la sécurité à plusieurs niveaux (absence d’information de l’entreprise extérieure sur les risques d’affections professionnelles auxquels pouvaient être exposés ses salariés, défaut d’inspection commune des lieux avec désignation des zones de danger, défaut d’établissement d’un plan de prévention avec l’employeur définissant les mesures de prévention adaptées).
  • Il était par ailleurs établi que le salarié manutentionnaire avait était exposé à l’inhalation de fibres et poussières d’amiante.

Typiquement dans ce genre de cas, un partage de responsabilité est-il possible ? Le salarié peut-il mettre en cause la responsabilité conjointe des deux entreprises ? La réponse semble positive sachant que dans cette affaire, les deux entreprises avaient justement été mises en cause devant la juridiction prud’homale. L’arrêt rejette en tout état de cause l’argumentation de l’entreprise utilisatrice selon laquelle il s’agirait d’une responsabilité exclusivement contractuelle ne pouvant être fléchée que vers l’employeur, et que celui-ci était fautif de ne pas s’être renseigné sur les dangers encourus par son salarié.

En définitive, tout cela est soumis à l’appréciation des juges, au cas par cas.

En soi, la possibilité pour un salarié d’agir en responsabilité contre le donneur d’ordres client de l‘employeur n’est pas véritablement nouvelle puisque cela relève des mécanismes classiques de la responsabilité civile extracontractuelle de droit commun ; ce qui est intéressant tient ici au fait que cela soit appliqué en matière de réparation du préjudice d’anxiété.

Ajoutons par ailleurs que dans cette même décision, la Cour de cassation reconnaît également l’intérêt à agir des organisations syndicales du secteur et à solliciter une indemnisation propre, au motif que ces manquements constituaient une atteinte à l’intérêt collectif des salariés intervenant en sous-traitance.

De là maintenant à ce que ces solutions puissent être étendues au-delà de la thématique amiante, il n’y a théoriquement qu’un pas …

 

Cela appelle donc les entreprises donneuses d’ordres à se montrer d’autant plus vigilantes dans la mise en œuvre de leur obligation de coordination générale de la sécurité en cas d’intervention d’entreprises extérieures.

En pratique, cela vient rappeler que dans le cadre des procédures de plan de prévention, il faut veiller dans l’analyse des risques à prévenir les accidents du travail liés aux interférences entre activités, installations et matériels, mais également s’interroger sur les éventuelles situations de travail susceptibles d’entraîner une exposition à des substances toxiques ou nocives de nature à entraîner des risques d’affection grave, afin de définir les mesures de protection les plus adaptées.

 

cf. précédentes chroniques : https://www.preventica.com/actu-chronique-prejudice-d-anxiete-obligation-securite.php ; https://www.preventica.com/actu-chronique-exposition-substances-nocives-toxiques-anxiete.php ; https://www.preventica.com/actu-chronique-preuve-prejudice-anxietee-exposition-benzene.php ).

 

*Article publié sur www.preventica.com



Sébastien Millet

Avocat associé, Bordeaux

J'ai une activité multiple (conseil juridique, défense au contentieux, formation, enseignement et publications), mais un leitmotiv : la transversalité des disciplines et le management des risques humains sous toutes ses formes, au service de l'entreprise. L'exercice est aussi exigeant que passionnant.

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