par David Fonteneau
Comment concilier information du CE (ou du CSE) et risque de délit d’initié ?
Cet article a été publié dans la revue les Cahiers Lamy du CSE du mois de juin 2019 : lien article Cahier Lamy du CSE
Consultation sur les orientations stratégiques dans une entreprise cotée en bourse : la transmission d’informations sous forme de grandes tendances n’empêche pas le CE de rendre un avis éclairé
La mise en œuvre des consultations obligatoires issues de la loi du 17 août 2015 (dite « Loi Rebsamen ») peut aboutir à un dilemme pour une société lorsque celle-ci ne peut communiquer certaines données économiques en raison, notamment, des engagements pris en vertu de la réglementation des marchés boursiers de respecter un échéancier pour sa communication financière.
Le TGI de Nanterre tranche cette question en précisant que « dans le cadre de la consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise, les informations transmises par l’entreprise à l’expert-comptable désigné par le comité central d’entreprise, peuvent se présenter sous la forme de grandes tendances, lorsque des données chiffrées ne peuvent être communiquées ».
TGI Nanterre, référé, 20 mars 2019, n° 19/00490
Le 20 mars dernier, le tribunal de grande instance de Nanterre, saisi en référé par un comité central d’entreprise (CCE) et deux comités d’établissement, a rendu une décision relative à la forme et au contenu des informations à transmettre à l’expert-comptable désigné par le CCE dans le cadre de sa consultation sur les orientations stratégiques. Aux termes de cette ordonnance de référé, la transmission d’informations sous forme de grandes tendances n’entrave pas les prérogatives de consultation du CCE.
L’information-consultation du comité d’entreprise sur les orientations stratégiques
Pour mémoire, la loi du 17 août 2015 dite « Loi Rebsamen » a instauré trois « grandes consultations » récurrentes annuelles :
- la consultation sur la situation économique et financière de l’entreprise (politique de recherche et de développement technologique de l’entreprise, crédit d’impôt pour les dépenses de recherches et utilisation du CICE) ;
- la consultation sur la politique sociale, les conditions de travail et l’emploi, et les orientations stratégiques de l’entreprise ;
- la consultation sur les orientations stratégiques, la GPEC et la formation professionnelle.
Ce texte de loi a cherché à « rationnaliser » la consultation des instances de représentation du personnel en trois grands ensembles, remplaçant ainsi les consultations éparses qui existaient jusqu’ici. Ses dispositions sont entrées en vigueur au 1er janvier 2016. Dans le cadre de ces trois consultations, les instances ont la faculté de se faire assister par un expert-comptable (pris en charge pour tout ou partie par l’employeur). Celui-ci intervient notamment pour analyser les orientations stratégiques et leurs conséquences sociales à partir des prévisions et de l’environnement (concurrence, secteur d’activité, …).
La création d’une consultation du comité d’entreprise sur les orientations stratégiques permet, de l’avis du législateur, la mise en place d’un dialogue entre l’organe chargé de l’administration de la société et l’instance de représentation du personnel. Mieux informé sur les choix stratégiques (notamment l’emploi, l’activité, l’évolution des métiers et des compétences, l’organisation du travail ou encore le recours à l’intérim ou à la sous-traitance) l’adhésion du comité aux projets de la société n’en sera que plus aisée étant entendu qu’il conserve la possibilité de formuler des propositions. L’avis du comité d’entreprise doit être transmis à l’organe chargé de l’administration de l’entreprise qui doit y répondre de manière argumentée (C. trav., art. L. 2323-11 anc.) le cas échéant.
La consultation peut s’organiser au niveau d’un groupe de sociétés (au sens de l’article L. 2331-1 du Code du travail) avec la transmission de l’avis du comité de groupe aux différents comités d’entreprise, eux-mêmes consultés sur les incidences dans l’entreprise des orientations stratégiques du groupe (C. trav., art. L. 2323-11 anc.). L’intérêt d’un tel accord est de fournir à la fois une approche globale et locale en faisant descendre au niveau de l’entreprise des informations qui n’auraient pas été communiquées en l’absence d’accord.
Les informations à remettre (dont les thèmes sont visés à l’ancien article L. 2323-8 du Code du travail) au comité d’entreprise sont déposées sur la base de données économiques et sociales (BDES), qui constitue depuis sa création, le socle de l’information des instances. Toutefois, eu égard à la rédaction du texte (C. trav., art. R. 2323-1-5 anc. du Code précité), c’est la forme des informations à communiquer à l’expert du CE qui peut poser question. C’était l’objet du contentieux ci-dessous commenté entre les instances de représentation du personnel et l’entreprise.
La forme des informations à transmettre aux instances représentatives du personnel
Dans cette affaire, le comité central d’entreprise d’une société avait désigné un cabinet d’expertise-comptable pour l’assister dans le cadre des trois consultations annuelles obligatoires.
Pour la consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise, la Direction a indiqué qu’elle transmettrait à l’expert des documents internes à l’entreprise (les résultats envisagés des différentes sociétés composant le groupe ainsi qu’une simulation des résultats économiques escomptés par les sociétés du groupe, notamment les commandes, les recettes et dépenses). Dans ces documents de gestion interne, les informations ont été présentées sous forme de grandes tendances et non de données chiffrées, pour les deux mois précédant la réunion de restitution des travaux de l’expert et pour l’année N + 1.
Le comité central d’entreprise ainsi que deux comités d’établissement ont saisi le tribunal de grande instance de Nanterre en référé aux fins d’obtenir sous astreinte transmission de données chiffrées au cabinet d’expertise désigné. Une demande de provision sur dommages et intérêts accompagnait cette demande principale. Les comités estimaient que la décision de l’entreprise de ne pas transmettre d’éléments chiffrés à l’expert-comptable pour cette période constituait un trouble manifestement illicite au sens de l’article 809 du Code de procédure civile.
La société rappelait que, d’une part, les documents demandés par les comités étaient des documents internes spécifiques à l’entreprise qu’aucune obligation légale n’impose d’établir, et que d’autre part, l’expert avait pu rendre un rapport d’expertise complet avec les informations qui lui avaient été transmises lors de la restitution effectuée devant le CCE.
Surtout, compte-tenu de la réglementation des marchés boursiers, la communication des données économiques des sociétés cotées, il n’était pas possible pour l’entreprise de transmettre des données chiffrées à l’expert sans contrevenir aux règles émises par l’Autorité des Marchés Financiers (AMF). En effet, la communication financière pour les sociétés cotées est strictement encadrée, notamment le respect du calendrier établi et validé par l’AMF (la « période de communication officielle », voir en ce sens la Position-recommandation AMF n° 2016-05 du 26 octobre 2016 (Guide de l’information périodique des sociétés cotées sur un marché réglementé).
Il s’agit là, notamment, d’assurer une égalité entre les investisseurs et de prévenir tout délit d’initié (utilisation illicite d’informations privilégiées par des personnes en ayant connaissance à titre professionnel, C. mon. fin. art. L. 465-1).
Par ailleurs, la société avançait l’existence d’une négociation au niveau groupe portant sur le cadencement des consultations entre les différentes sociétés du groupe pour la transmission des informations dans le cadre des trois consultations annuelles obligatoires et dans le respect des contraintes posées par l’AMF. Une réponse conventionnelle à ces questions était donc en négociation au niveau du groupe, démontrant ainsi la volonté des partenaires sociaux d’organiser les consultations de manière pérenne.
Enfin, la lettre même du Code du travail envisage cette hypothèse. En effet, les éléments d’informations sont, pour partie, intégrés dans la base de données économiques et sociales (C. trav., art. L. 2323-8 anc., C. trav., art. R. 2323-1-3 anc.) et permettent de dégager une vision claire et globale de la formation et de la répartition de la valeur créée par l’activité de l’entreprise. Selon l’ancien article R. 2323-1-5 du Code du travail, les informations peuvent être « présentées sous forme de données chiffrées ou, à défaut, pour les années suivantes, sous forme de grandes tendances. L’employeur indique, pour ces années, les informations qui, eu égard à leur nature ou aux circonstances, ne peuvent pas faire l’objet de données chiffrées ou de grandes tendances, pour les raisons qu’il précise ». En l’espèce, dans ces documents internes, certaines données étaient ainsi présentées sous la forme de flèches (augmentation ou diminution), l’employeur ayant énoncé les raisons de ce formalisme. Quant aux informations visées par la BDES, celles-ci étaient présentées sous la forme de données chiffrées.
Le tribunal de grande instance de Nanterre, dans son ordonnance, rappelle qu’il revient au seul expert d’apprécier les documents qu’il estime utiles à l’exercice de sa mission dès lors qu’elle n’excède pas l’objet défini par les textes. En l’espèce, les informations demandées ne découlaient d’aucune prescription légale.
Le Tribunal constate que l’expert a été en mesure de rendre un rapport détaillé avec les éléments transmis par l’entreprise, et qu’ainsi, le comité central d’entreprise était en mesure de rendre un avis éclairé. Il accueille favorablement les arguments de l’entreprise et relève d’ailleurs que celle-ci s’était engagée à fournir des données chiffrées dès que celles-ci seraient disponibles, et qu’à aucun moment, les comités d’entreprise ne démontraient la volonté de l’entreprise d’entraver leur consultation.
En conséquence, il déboute le comité central d’entreprise et les comités d’établissement de toutes leurs demandes, et, fait rare, les condamne à 1.500€ au titre de l’article 700 du Code de procédure civile.
Les informations à transmettre dans le cadre consultation sur les orientations stratégiques de l’entreprise peuvent donc être présentées sous la forme de grandes tendances sans empêcher les instances de rendre un avis éclairé. Cette possibilité, découlant d’un texte, permet aux sociétés, en particulier lorsqu’elles sont cotées sur un marché règlementé, de protéger les informations financières et d’éviter une possible sanction de l’AMF, notamment en prévention des délits d’initiés. Par ailleurs, à l’exception des documents visés par le texte, en l’absence d’accord collectif sur le sujet, rien ne contraint une entreprise à donner des documents internes de gestion dont l’établissement n’est rendu obligatoire par aucun texte.