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Droit de la Santé, sécurité au travail
par Sébastien Millet

Exposition à des substances nocives ou toxiques entraînant un préjudice d’anxiété : attention, le droit à indemnisation est ouvert !


En ouvrant la voie à une indemnisation du préjudice d’anxiété susceptible d’être subi par un travailleur en cas d’exposition à une substance nocive ou toxique, la jurisprudence vient de franchir une nouvelle étape.

En ouvrant la voie à une indemnisation du préjudice d’anxiété susceptible d’être subi par un travailleur en cas d’exposition à une substance nocive ou toxique, la jurisprudence vient de franchir une nouvelle étape très importante dans la construction jurisprudentielle sur le thème de l’obligation de sécurité de l’employeur (Cass. Soc. 11 septembre 2019, n° 17-24.879 à 17-25.623).

Cette décision marque à la fois une rupture et une continuité, dont il convient de bien mesurer toute la portée pour les entreprises.

L’affaire

Les faits concernaient un collectif de mineurs lorrains qui avaient saisi la juridiction prud’homale aux fins d’obtenir l’indemnisation d’un préjudice d’anxiété lié à l’inhalation de poussières, alors qu’ils jugeaient insuffisant le dispositif de protection collective et individuelle mis en place pour les protéger contre l’empoussiérage minéral de leur environnement de travail.

Leurs demandes fondées sur la violation de l’obligation de sécurité par l’employeur étaient toutefois rejetées par les juridictions du fond, dans un contexte où à l’époque, le préjudice d’anxiété n’était indemnisable que pour les seuls travailleurs ayant été exposés à l’amiante, à condition que leur établissement soit inscrit par arrêté ministériel sur la liste ouvrant droit à la préretraite amiante (ACAATA).

Le contexte de la décision

Tout cela était sans compter la survenance d’un revirement de jurisprudence, sur la question des expositions à l’amiante.

Par un arrêt de principe rendu en Assemblée plénière, la Cour de cassation ouvrait ainsi une première brèche en décidant qu’« il y a lieu d’admettre, en application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, que le salarié qui justifie d’une exposition à l’amiante, générant un risque élevé de développer une pathologie grave, peut agir contre son employeur, pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité, quand bien même il n’aurait pas travaillé dans l’un des établissements mentionnés à l’article 41 de la loi du 23 décembre 1998 modifiée » (Cass. Ass. Plén. 5 avril 2019, n° 18-17442).

Cette évolution tient à une volonté d’indemniser les victimes de manière plus équitable, alors que les pathologies dues à l’amiante constituent un problème de santé publique majeur  (cf. précédent article).

Comme nous l’avons précédemment commenté, cette décision n’allait pas tarder à avoir des répercussions sur d’autres terrains, au-delà du seul risque amiante.

C’est chose faite, avec la décision du 11 septembre 2019 qui reconnaît dans le principe aux mineurs de charbon, un droit à faire valoir l’existence d’un préjudice d’anxiété contre leur employeur, bien qu’ils n’aient pas été exposés à l’amiante.

Une extension aux cas d’exposition à des substances nocives ou toxiques

Sous sa nouvelle plume rédactionnelle destinée à rendre plus lisible les arrêts, la Chambre sociale de la Cour de cassation pose ainsi le principe suivant : « Vu les articles L4121-1 et L4121-2 du code du travail, (…) 5. En application des règles de droit commun régissant l’obligation de sécurité de l’employeur, le salarié qui justifie d’une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave et d’un préjudice d’anxiété personnellement subi résultant d’une telle exposition, peut agir contre son employeur pour manquement de ce dernier à son obligation de sécurité. (…) ».

Le fait que l’exposition à des substances toxiques ou nocives puisse être à l’origine d’un préjudice spécifique d’anxiété constitue un élargissement potentiellement considérable du périmètre de réparation à la charge de l’employeur.

Il est important de préciser en effet que l’on se situe en amont de toute déclaration de pathologie.

Le régime applicable échappe donc à la législation sur les accidents et maladies professionnelles, pour lequel seule la reconnaissance d’une faute inexcusable de l’employeur permettrait au salarié d’obtenir une réparation de ses préjudices en complément de celle -forfaitaire- octroyée par la Sécurité sociale.

C’est la raison pour laquelle ce contentieux relève de la compétence des Conseils de prud’hommes (et in fine de la Chambre sociale de la Cour de cassation, en charge du contentieux du travail et non de la Sécurité sociale).

Reste à voir sous quelles conditions, car il n’y a pas ici de présomption de responsabilité.

Qu’est-ce que le préjudice spécifique d’anxiété ?

La jurisprudence « amiante » retient que le préjudice spécifique d’anxiété correspond à « l’inquiétude permanente générée par le risque de déclaration à tout moment d’une maladie liée à l’amiante ».


Ici, la formule est légèrement adaptée puisqu’est visé le « risque élevé de développer une pathologie grave ».

Il ne s’agit donc pas d’indemniser une simple crainte subjective (à l’instar de l’indemnisation du préjudice d’exposition lié à un « sentiment d’insécurité » ressenti par le salarié, comme cela avait pu être reconnu dans une décision isolée et très contestée – cf. Cass. Soc. 6 octobre 2010, n° 08-45609).

Classiquement, le préjudice, pour être indemnisable ici, doit être personnellement subi, et objectivé de manière suffisamment certaine, au travers de répercussions concrètes sur la vie personnelle.

L’anxiété doit se caractériser par des troubles, que la jurisprudence qualifie de « situation d’inquiétude permanente ».   

En tout état de cause, il revient au salarié demandeur de prouver :

  • Quelle est la ou les pathologies concernées et leur degré de gravité prévisible d’après les données de la science ;
  • Quelle est leur probabilité de survenance (la certitude n’est pas exigée, mais le risque doit être élevé).


Le champ des pathologies concernées ne paraît pas limité aux seules maladies professionnelles, bien au contraire (d’autant que l’on peut ici imaginer des scénarii d’exposition accidentelle non susceptible de cadrer avec les conditions et durées d’exposition prévues par les tableaux de maladies professionnelles).
 
Sur le plan probatoire, la documentation médicale (études toxicologiques, etc.) occupera donc une place prépondérante, les avis étant susceptibles de diverger entre le médecin du travail, le médecin traitant ou les experts si l’état de la science ne fait pas consensus (cf. la problématique de certains produits phytosanitaires ou des nanomatériaux par exemple).

Si le préjudice d’anxiété est reconnu, il devrait alors obéir aux mêmes modalités d’indemnisation qu’en matière d’amiante, où celle-ci vient réparer « l’ensemble des troubles psychologiques, y compris ceux liés au bouleversement dans les conditions d’existence ».

Des conditions sont posées

Outre la preuve du préjudice spécifique d’anxiété, le salarié doit également rapporter la preuve que celui-ci a été causé par une exposition à une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave.

Dans ce cas, il y aura manquement à l’obligation de sécurité, sauf pour l’employeur à rapporter la preuve qu’il a effectivement pris toutes les mesures prévues par les articles L4121-1 du code du travail (obligation générale de sécurité) et L4121-2 (principes généraux de prévention).

La solution dégagée en 2015 par le désormais célèbre arrêt Air France est donc à nouveau confirmée (cf. précédent article).

Des interrogations sur la portée du principe

D’emblée, la référence aux cas d’« exposition à une substance nocive ou toxique » semble particulièrement floue.

Cela ne manquera pas de soulever des débats d’interprétation sur ce qu’il faut entendre par « exposition », « substance », « nocivité » ou « toxicité ».

Manifestement, les substances concernées peuvent être aussi bien d’origine manufacturée que naturelle (l’affaire concernait une exposition chronique à des poussières de minerai susceptibles de coïncider par exemple avec les tableaux de maladies professionnelles n° 25 et 91).

En tout état de cause, il ne ressort pas des termes de l’arrêt une volonté de limiter la solution aux seuls agents chimiques dangereux ou classés CMR.

Il faut sans doute y voir la volonté de laisser aux juridictions du fond une marge d’appréciation des faits suffisante, au cas par cas et de ne pas s’enfermer dans une définition trop technique.

Par exemple l’exposition à une substance biologique susceptible de présenter un danger pour l’homme (agent pathogène) pourrait probablement relever du régime d’indemnisation du préjudice d’anxiété.

A l’inverse, l’arrêt, pris au pied de la lettre, semble exclure une telle possibilité lorsqu’il n’y a pas d’exposition à une « substance ».

Cela signifie-t-il que les mélanges (au sens de la règlementation REACH) ne seraient pas susceptibles d’être pris en compte ?

Sans doute serait-ce réducteur ; mais alors, que dire d’autres sources de dangers, non liés à des substances, mais qui sont tout autant de nature à faire naître un préjudice d’anxiété en cas d’exposition anormale ?

Typiquement par exemple en cas d’incident radiologique, l’exposition aux rayonnements ionisants sera généralement particulièrement anxiogène.

Ne pas en tenir compte reviendrait à faire de nouveau deux poids, deux mesures. Or, c’est cette situation d’inégalité des victimes qui a amené la jurisprudence à évoluer.  
A cet égard, il faut sans doute évoquer le fait que la nouvelle réglementation en matière de radioprotection des travailleurs (cf. précédent article) impose -même si l’entreprise n’exploite pas d’activité nucléaire- d’évaluer et le cas échéant de prévenir les risques liés à l’exposition au radon dans les bâtiments. Pourra-t-on alors faire reconnaître un préjudice d’anxiété en cas d’exposition au radon au-delà des seuils ?

Ensuite, quel doit être le degré de nocivité ou de toxicité requis pour pouvoir sérieusement prétendre à subir un préjudice d’anxiété ?

Là encore, la jurisprudence est floue et semble mettre sur le même plan nocivité et toxicité, sans référence par exemple aux classes de danger pour la santé, prévues par la réglementation internationale et européenne (cf. règlement CLP).

Les substances relevant de classes de danger de toxicité aigüe ne sont donc a priori pas les seules à être concernées. La toxicité pouvant être lente, à effet différé à moyen ou long terme, selon le scénario d’exposition, les juges disposeront ainsi d’une marge d’appréciation large.

Il faut toutefois qu’il existe un niveau de danger (défini comme « la propriété intrinsèque d’un agent chimique susceptible d’avoir un effet nuisible » – C. Trav., R4412-4) suffisant pour générer un risque élevé de développer une pathologie grave.  

Enfin, que dire de la notion d’exposition, dans la mesure où l’arrêt ne réserve pas l’indemnisation aux seuls cas où une valeur limite d’exposition professionnelle (VLEP), fixée réglementairement, serait dépassée ? (Précisons à ce sujet qu’un arrêté du 27 septembre 2019 vient de fixer de nouvelles VLEP indicatives applicables à certains agents chimiques dangereux).

Force est de constater que la notion d’exposition n’est pas précisément définie au plan légal (alors qu’elle est très utilisée), et recouvre des réalités très variables.

Or, il s’agit d’un sujet complexe, qui fait intervenir différents paramètres tels que :

  • la durée,
  • la fréquence,
  • la dose ou le seuil,
  • la cible (interne, externe, globale ou partielle),
  • la voie (orale, cutanée, inhalation),
  • l’effet « cocktail » en cas de cumul d’expositions,
  • la prise en compte des mesures de protection collective et individuelle existantes,
  • etc.


Derrière cela, c’est toute la question de la traçabilité et de la preuve du niveau d’exposition qui est en jeu (précisons qu’en ce qui concerne la pénibilité, la déclaration au titre du compte professionnel de prévention -C2P- des expositions aux agents chimiques dangereux au-delà des seuils a été supprimée suite à l’ordonnance n° 2017-1389 du 22 septembre 2017 – cf. précédent article).

Toutes ces incertitudes ne manqueront pas de donner lieu à discussion devant les tribunaux et il appartient à la jurisprudence de préciser le champ d’application de ce régime.
 
Les exigences tirées de l’obligation de sécurité-prévention

En fait, la question essentielle sera surtout d’apprécier si toutes les mesures nécessaires ont effectivement été prises pour supprimer ou réduire l’exposition à un niveau de risque maîtrisé et acceptable.

Les principes généraux de prévention constituent ici une « bande passante » d’analyse, au vu de laquelle il pourra être conclu si l’employeur a ou non manqué à son obligation de sécurité et de prévention.

Dans ce domaine, citons notamment l’obligation d’éviter les risques, de combattre les risques à la source par des moyens techniques et organisationnels adaptés, d’évaluer les risques qui ne peuvent être évités, de remplacer ce qui est dangereux par du moins dangereux ou encore de donner une priorité aux moyens de protection collective sur les mesures de protection individuelle.

Ici réside l’enjeu principal pour l’entreprise qu’il faut donc appréhender en termes d’actions de prévention.

Attention, car comme en témoigne la présente décision, la Cour de cassation exerce son contrôle sur l’appréciation des juges et se montre sévère à l’égard de l’employeur. La démarche doit être particulièrement documentée pour convaincre.

Rappelons d’ailleurs que la prévention de l’exposition au risque chimique constitue une priorité des pouvoirs publics dans le cadre du PST 3, notamment en termes de campagnes de contrôles.  
 
Quelles perspectives de développement contentieux ?

Cette évolution qui touche le contentieux du travail intervient clairement dans un contexte où la question de la santé psychique occupe une place prépondérante dans les entreprises (RPS, harcèlements, etc.), et reçoit un écho favorable devant les tribunaux.

Ce contentieux est actuellement marqué par une évolution des demandes et une tendance à faire valoir des préjudices distincts de la rupture du contrat de travail, en réaction mécanique à la barémisation des dommages et intérêts en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse mise en place par les Ordonnances Macron.

Pour autant, les demandes au titre du préjudice d’anxiété peuvent prospérer en-dehors alors même que le contrat de travail n’est pas rompu et continue à être exécuté (bien souvent toutefois, le manquement à l’obligation de sécurité sera invoqué pour justifier une prise d’acte de la rupture aux torts de l’entreprise). Idem sur le plan des relations collectives de travail, avec la possibilité d’actions en référé ou d’expertise fondée sur l’existence d’un risque grave …  

Le contentieux pénal n’est pas en reste, puisqu’en cas de mise en danger, on peut également imaginer qu’une demande d’indemnisation du préjudice moral soit formulée devant la juridiction pénale.

Enfin, sur le terrain de la responsabilité civile, l’actualité conduit également à s’interroger sur la possible extension du droit à réparation du préjudice d’anxiété, selon les mêmes critères, pour des riverains d’une installation classée SEVESO qui subiraient les conséquences d’un accident industriel (pollution, émanations toxiques, etc.)…

*Article publié sur www.preventica.com




Sébastien Millet

Avocat associé, Bordeaux

J'ai une activité multiple (conseil juridique, défense au contentieux, formation, enseignement et publications), mais un leitmotiv : la transversalité des disciplines et le management des risques humains sous toutes ses formes, au service de l'entreprise. L'exercice est aussi exigeant que passionnant.

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