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Droit du Travail
par Arnaud Rimbert

Temps de trajet : une position inédite de la Cour de cassation sur l’appréciation des temps de trajet des salariés itinérants

Sécurité

Saisie à plusieurs reprises sur la question des temps de trajet, le juge français refusait jusque-là de qualifier comme du temps de travail le temps de déplacement des travailleurs itinérants, pour se rendre sur les sites du premier client et pour rentrer du site du dernier client désigné par l’employeur.

Ce refus de qualification en temps de travail trouvait sa source et son fondement dans l’article L. 3121-4 du code du travail, lequel dispose que « le temps de déplacement professionnel pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif ». Assez logiquement donc, le juge appréciait ce temps de trajet comme des temps personnels hors temps de travail.

Cependant, dans un arrêt du 23 novembre 2022 (n°20-21.924), la Cour de cassation adopte une position inédite sur l’appréciation de ces temps de trajet. Tenant compte de l’obligation d’interprétation des articles L. 3121-1 et L. 3121-4 du Code du travail à la lumière de la directive 2003/88, la Cour de cassation considère désormais que lorsque les temps de trajet accomplis par un salarié itinérant entre son domicile et les sites des premiers et derniers clients répondent à la définition du temps de travail effectif, ces temps de trajet ne relèvent  pas du temps de déplacement prévu à l’article L. 3121-4 du Code du travail et doivent être payés comme du travail effectif.

L’objectif de la Cour de cassation est très clair : se conformer aux exigences du droit de l’Union Européenne.

En l’espèce, un salarié itinérant, attaché commercial, a saisi la juridiction prud’homale en janvier 2015 afin d’obtenir la résiliation judiciaire de son contrat de travail. Il a été licencié quelques mois plus tard. La Cour d’appel a condamné l’employeur au paiement de diverses sommes, notamment à titre de rappel d’heures supplémentaires en considérant que le trajet de début depuis son domicile et celui de fin de journée professionnelle vers le domicile correspondait à du temps de travail effectif. Elle estimait qu’au cours de ces trajets, le salarié exerçait ses fonctions commerciales habituelles à l’aide de son téléphone professionnel en kit main libre.

Le moyen du pourvoi conforme à la jurisprudence classique de la Cour de cassation

En théorie, le principe est simple. Le temps de déplacement pour se rendre sur le lieu d’exécution du contrat de travail n’est pas un temps de travail effectif. Cependant, s’il dépasse le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il fait l’objet d’une contrepartie soit sous forme de repos, soit financière (C. trav., art. L. 3121-4). Mais quid pour les salariés itinérants qui n’ont par définition ni lieu de travail habituel ni temps normal de trajet domicile/travail ? La Cour de cassation estimait jusqu’ici que leur trajet entre le domicile et les premiers et derniers clients ne relevait non pas de l’article 2, point 1, de la directive 2003/88 définissant le temps de travail, mais bien de l’article L. 3121-4 du code du travail, qui de son côté exclut toute reconnaissance d’un temps de travail effectif (Cass. soc., 30 mai 2018, n° 16-20.634, FP-PB).

Au moyen de son pourvoi, l’employeur invoque donc une violation de l’article L.3121-4 du Code du travail dans sa version antérieure à la loi n°2016-1088 du 8 août 2016. Selon cet article, dont les dispositions sont en substance équivalentes dans sa version actuelle, lorsque ce temps dépassait le temps normal de trajet entre le domicile et le lieu habituel de travail, il ne devait que faire l’objet d’une contrepartie sous forme de repos, ou sous forme financière. Par conséquent, l’employeur considérait qu’il ne pouvait être condamné au paiement d’un rappel d’heures supplémentaires au titre des temps de déplacement effectués par le salarié itinérant pour se rendre sur les lieux d’exécution du contrat de travail.

Cet argumentaire correspondait à la position classique de la Cour de cassation sur la question jusqu’à la présente décision. La Cour estimait notamment que la directive 2003/88 se bornait à réglementer certains aspects de l’aménagement du temps de travail, sans exercer une quelconque influence sur la rémunération des travailleurs. En constatant cela, elle concluait que la rémunération des travailleurs itinérants relevait des dispositions pertinentes du droit national, et non de ladite directive de telle sorte que la position jurisprudentielle de la CJUE n’avait pas vocation à s’appliquer.

La Cour de cassation a opéré une modification du fondement juridique mobilisé pour justifier sa décision. En se référant à l’article L 3121-1 du Code du travail, à l’exclusion de L. 3121-4, la considération change du tout au tout : « la durée du travail effectif est le temps pendant lequel le salarié est à la disposition de l’employeur et se conforme à ses directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles ».

A ce titre, cet arrêt annoncé comme un revirement de jurisprudence au regard du droit communautaire n’est ni plus ni moins qu’une application logique des conditions du temps de travail effectif. Ce choix volontaire de la Cour de cassation est motivé par le souci de respecter le contenu de la directive 2003/88/CE relative au temps de travail.

 

Un alignement de la position de la Cour de cassation sur celle de la CJUE

Dans la décision du 23 novembre 2022, les juges décident de revenir sur la jurisprudence constante pour désormais prendre en compte les contraintes auxquelles les salariés sont réellement soumis afin de déterminer, in concreto, si le temps de trajet des salariés itinérants constitue ou non un temps de travail effectif. En d’autres termes, si pendant son trajet domicile/client ou client/domicile, le salarié itinérant ne peut vaquer librement à ses occupations personnelles, ce temps est du temps de travail effectif, auquel cas il devra être pris en compte dans le décompte des heures supplémentaires réalisées.

En procédant ainsi, la Cour de cassation affirme vouloir assurer l’effet utile de la directive 2003/88/CE en réinterprétant, à sa lumière, les articles L.3121-1 et L.3121-4 du Code du travail. La Cour de Justice de l’Union Européenne avait auparavant affirmé que « les notions de temps de travail et de période de repos constituent des notions de droit de l’Union qu’il convient de définir selon des caractéristiques objectives, en se référant au système et à la finalité de la directive 2003/88. En effet, seule une telle interprétation autonome est de nature à assurer cette directive sa pleine efficacité ainsi qu’une application uniforme de ces notions dans l’ensemble des États membres » (décision C-344/19 Radiotelevizija Slovenija). Cette volonté de la Cour de cassation n’est guère surprenante au regard de ses rapports annuels de 2015 et 2019, où elle avait demandé une modification législative de l’article L. 3121-4 du code du travail car celui-ci lui interdisait de suivre le raisonnement suivi par la CJUE. La Cour de cassation souhaitant de longue date se conformer à la position européenne.

Dans cette même décision, les juges européens considèrent que « malgré la référence faite aux législations et/ou pratique nationales à l’article 2 de la directive 2003/88, les Etats membres ne sauraient déterminer unilatéralement la portée des notions de temps de travail et de période de repos, en subordonnant à quelque condition ou à quelque restriction que ce soit le droit, reconnu directement aux travailleurs par cette directive, à ce que les périodes de travail et, corrélativement, celles de repos soient dûment prises en compte ». Certes, la décision de la Cour de justice de l’Union ne concernait pas le cas de la France. Mais, les hauts magistrats n’ont fait qu’anticiper ce qui devenait inéluctable, dès lors que le litige serait porté devant les instances de l’Union.

Aujourd’hui, le juge français va devoir soutenir la démarche et le raisonnement qui suivent : « lorsque les temps de déplacement accomplis par un salarié itinérant, entre son domicile et les sites des premiers et derniers clients répondent à la définition du temps de travail effectif telle qu’elle est fixée par l’article L. 3121-1 du code du travail, ces temps ne relèvent pas du champ d’application de l’article L. 3121-4 du même code ».

 

Conséquences sur la rémunération des travailleurs itinérants

Dans le cas d’espèce, la Cour de cassation reconnaît que le temps de trajet devait être qualifié de temps de travail effectif car le salarié devait, tout en conduisant, utiliser son téléphone portable professionnel afin de fixer des rendez-vous ou autres tâches professionnelles. Par conséquent, ne pouvant vaquer à des occupations personnelles pendant le temps de trajet, ce dernier doit être retenu dans le décompte des heures supplémentaires.

La Cour de cassation a accompagné sa décision d’un communiqué de presse, afin de présenter les apports juridiques principaux de la décision. Elle y précise notamment qu’elle va désormais prendre en compte « les contraintes auxquelles les salariés sont réellement soumis pour déterminer si le temps de trajet des travailleurs itinérants constitue ou non un temps de travail effectif ». Elle affirme donc expressément qu’une appréciation in concreto devra être appliquée sur cette question et dépasse ainsi les seuls éléments factuels relevés dans sa décision du 23 novembre 2022.

Cet arrêt peut avoir des conséquences pratiques majeures pour les fonctions itinérantes (commerciaux, techniciens d’intervention, etc.). Dès lors, afin de se prémunir de tous risques contentieux sur la rémunération de ces temps de trajet, il est recommandé de faire preuve de clarté dans le cadre de la politique de déplacement des salariés itinérants dans les entreprises en affirmant, par exemple, que le salarié peut vaquer à ses occupations personnelles pendant son temps de trajet, et qu’il n’est pas tenu, par exemple, de décrocher son téléphone professionnel. Ainsi, l’employeur pourra se prémunir de toute demande du salarié du paiement de ces temps de trajet au titre de temps de travail effectif.

Dès lors qu’un salarié itinérant est en déplacement en partant de son domicile vers un rendez-vous client en se conformant aux directives de son employeur sans pouvoir vaquer librement à ses occupations personnelles, il devra être dès lors être considéré que ce déplacement est du temps de travail, rémunéré comme tel. Attention toutefois, le simple fait que l’employeur ait planifié le rendez-vous n’est pas suffisant pour caractériser le temps de travail. Encore faut-il que le salarié soit disponible durant le trajet pour effectuer des opérations relevant de son travail. Cela peut être des appels professionnels ou bien une prise de rendez-vous.

A suivre, pour le mode d’emploi et le devenir de ces dispositions nouvelles.

Post réalisé en collaboration avec Florian MANDON


Arnaud Rimbert

Avocat associé, Bordeaux

Avocat expérimenté, j'accompagne les chefs d'entreprise au quotidien pour les aider à faire face à leurs problématiques courantes concernant la gestion de leur personnel au sens large. Disponible, réactif, compétent et souriant, j'aime mon métier et l'exerce avec plaisir.

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