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Droit du Travail
par Guillaume Dedieu

Télétravail : sa mise en place « contrainte » doit passer par le dialogue social


Cet article a été publié dans la revue les Cahiers Lamy du CSE du mois de décembre 2020 : lien article Cahier Lamy du CSE

Qui se souvient des débats autour de l’Accord National Interprofessionnel de 2005 a en mémoire les longs échanges sur les avantages du télétravail, souvent présentés au bénéfice des salariés mais aussi ses inconvénients, souvent mis au détriment de l’employeur. Présenté comme une liberté d’organisation du travail de l’avenir dans une démarche du temps choisi en 2005, le télétravail est en passe, au moins pour l’année 2020, de devenir la modalité d’organisation du travail de référence, toujours par choix pour l’instant mais peut-être par obligation bientôt, pour lutter contre la propagation du virus Covid-19.

Retour sur une modalité d’organisation du travail pour laquelle les règles juridiques restent évolutives, les points de vue des acteurs changeants voir divergents et les incompréhensions multiples. Il y a en réalité plusieurs « télétravail » : Au télétravail régulier et à utilisation encadrée au sein d’une société, s’est greffé le télétravail contraint ou justifié par des impératifs sanitaires.

L’épidémie liée au Covid-19 a projeté une forme d’organisation du travail jusqu’ici anecdotique (le télétravail) jusqu’à en faire le (presque) seul mode de travail possible pour préserver l’activité et l’économie. Ponctuellement, les entreprises se vident de leurs salariés qui travaillent à distance. De manière pérenne, des sièges d’entreprise sont désormais organisés en totalité autour de la notion de télétravail des salariés et de bureaux de passage. Le gouvernement évoque en ce moment même l’idée d’un télétravail obligatoire. Or vouloir télétravailler et devoir télétravailler, ce n’est pas la même chose. Si les règles sur le télétravail ont été élaboré dans un contexte de choix, survivront-elles à un contexte forcé ? Si les salariés ont souhaité télétravailler, accepteront-ils d’y être obligés ? Si les entreprises ont au début refusé la généralisation du télétravail, reviendront elles à un autre mode la pandémie terminée ?

Car il aura fallu l’intervention de nombreux paramètres externes à la relation de travail dans un temps très court (une pandémie, un Etat à la recherche d’une limitation des interactions sociales par des mesures de confinement, la nécessité pour les salariés concernés d’organiser leur vie personnelle et leur vie professionnelle…) pour arriver à bouleverser la vision, jusqu’ici très divergente, de notre société sur le télétravail. A une époque tournée vers la recherche d’un équilibre vie privée – vie professionnelle, le télétravail interroge et reste difficile à classer. C’est probablement encore plus vrai s’il est imposé.

Dans le contexte actuel du déploiement massif du télétravail (1), il existe des certitudes comme des incertitudes. Les négociations interprofessionnelles actuellement en cours sur une éventuelle réforme du « télétravail » ne viennent pas nécessairement régler cet état de fait. Quoi qu’il en revête, la manière de déployer le télétravail est primordiale (2). Le dialogue social est, ici encore, au cœur des intérêts des salariés comme des employeurs.

  1. Le déploiement massif du télétravail dans le contexte « Covid-19 »

A l’issue de deux premières périodes de confinement, le déploiement du télétravail a montré qu’il pouvait s’appuyer sur des certitudes ….et des incertitudes.

A. Quelques certitudes …

Le télétravail n’est pas une organisation du travail construite sur un vide juridique. Il est, bien au contraire, encadré par quelques règles extrêmement claires :

Security first : Le télétravail ne peut pas concerner tous les emplois. Certaines tâches, en toute objectivité, ne sont par définition pas « télétravaillables », même en période d’épidémie. Les métiers manuels (qui nécessitent un outillage, de l’espace, un environnement particulier pour la protection du travailleur…) figurent en tête de cette liste mais ils ne sont pas les seuls. En réalité, dès que la question de la sécurité du travailleur se pose, le télétravail atteint ses limites. Rappelons que l’obligation de sécurité qui pèse sur l’employeur ne s’arrête pas avec le télétravail. Lorsqu’un aménagement de l’espace de travail à domicile n’est pas envisageable (c’est-à-dire dans la plus grande majorité des cas), la sécurité commande de limiter le recours au télétravail. C’est en ce sens que se sont positionné les pouvoirs publics, privilégiant d’autres aménagements . Les autres partenaires sociaux ne discutent pas ce constat, privilégiant également l’angle des mesures de sécurité.

Le télétravail n’a juridiquement pas besoin de nouveaux textes pour être mis en place et fonctionner. L’existence d’une épidémie et d’injonction des pouvoirs publics tendant à limiter les interactions sociales, y compris au travail, n’est pas incompatible avec le régime standard du télétravail, définie aujourd’hui à l’article L.1222-9 du Code du travail. Pour rappel et dans ce cadre, le télétravail désigne toute forme « d’organisation du travail dans laquelle un travail qui aurait également pu être exécuté dans les locaux de l’employeur est effectué par un salarié hors de ces locaux de façon volontaire en utilisant les technologies de l’information et de la communication ».

La construction juridique du télétravail repose toutefois essentiellement sur le consentement des parties. C’est, à notre sens, le point le plus sujet à discussion et à évolution (voir ci-dessous).

Nonobstant ce point, le régime « standard » du télétravail présente des caractéristiques relativement claires : 1 / Il est mis en place par la voie négociée ou, à défaut, dans le cadre d’une charte élaborée par l’employeur après avis du comité social économique, s’il existe. 2/ En l’absence d’acte fondateur (charte ou accord), lorsque le salarié et l’employeur conviennent de recourir de manière occasionnelle au télétravail, ils formalisent leur accord par tout moyen. 3/ L’employeur qui refuse d’accorder le bénéfice du télétravail à un salarié qui occupe un poste éligible à un mode d’organisation en télétravail dans les conditions prévues par accord collectif ou, à défaut, par la charte, doit motiver sa réponse.

La survenance de l’épidémie n’a ainsi pas nécessairement touché les sociétés pour lesquelles le télétravail était développé et organisé. Les postes « télétravaillables » pouvaient être clairement prédéfinis, et leur activation à 100 % ne constituer qu’une adaptation de l’acte fondateur. Le contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail ; la détermination des plages horaires de disponibilité sont dans ce cadre prévus à l’avance.
Le télétravail dans sa configuration juridique actuelle peut même répondre à la pandémie. L’article L.1222-11 du Code du travail prévoit en effet « qu’en cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d’épidémie, ou en cas de force majeure, le recours au télétravail peut être nécessaire pour permettre la continuité de l’activité de l’entreprise et garantir la protection des salariés ».

C’est ici que les frontières entre certitudes et incertitudes se rencontrent. Construit sur logique du consentement, le télétravail « en cas de circonstances exceptionnelles » s’en détache et interroge : s’agit-il encore du télétravail au sens du mode d’organisation du travail choisi de l’ANI de 2005 ? L’article L.1222.11 du code précité a donné des ailes au télétravail en permettant son déploiement massif et immédiat lors du 1er confinement en même temps qu’il en changeait la nature. C’est notamment sous cet angle que se sont positionnés les pouvoirs publics afin d’inciter au recours au télétravail lors du 2nd confinement. S’inscrivant dans le cadre de l’obligation de sécurité, la dernière mise à jour du protocole sanitaire publié par le Ministère du travail, dont la valeur a été précisée par le Conseil d’Etat, est même venue indiquer que le télétravail « doit être la règle pour l’ensemble des activités qui le permettent. Dans ce cadre, le temps de travail effectué en télétravail est porté à 100% pour les salariés qui peuvent effectuer l’ensemble de leurs tâches à distance ». Cette dernière formulation fait néanmoins l’objet de nombreuses discussions et cristallise les incertitudes.

B. …..Mais aussi de nombreuses incertitudes

Les incertitudes et interrogations pratiques dans le recours au télétravail sont nombreuses, elles ont encore évolué entre le premier et le second confinement :

Comment définir fonctions « télétravaillables » ? Pour les Directions comme pour les salariés, il est extrêmement difficile de définir de façon neutre les fonctions ouvertes au télétravail en l’absence d’acte fondateur et lorsque tout ou partie des missions est effectué via un support informatique. L’appréciation de cette qualification est éminemment subjective. Certains salariés vont considérer que leur poste est télétravaillable ou à l’inverse qu’il ne l’est pas. De même, certaines Directions vont se positionner dans un sens ou dans un autre, en fonction de leur contingence opérationnelle. Cette situation étant souvent inextricable, elle tend à générer de multiples incompréhensions au sein des sociétés. Les risques résultant de l’obligation de sécurité pour tout employeur, elle-même sujette à interprétation, ne suffisent alors plus pour arbitrer. En atteste la tendance de salariés à s’opposer à leur placement en télétravail, malgré le contexte avéré d’épidémie.

Quelle sera l’étendue des conséquences du recours intensif au télétravail ? Ce qui est notamment le cas lorsque sa mise en place est justifiée par les « circonstances exceptionnelles » résultant d’une épidémie. Le second confinement paraît certes être mieux appréhendé que le premier sur le plan logistique et du matériel. Il n’en demeure pas moins que l’exécution d’une prestation de travail à distance génère des difficultés dans le déroulement de la collaboration. Comment réagir face à des collaborateurs refusant le passage, certes temporaire, en télétravail ? Quel est la régulation de la charge de travail ? Comment contrôler la durée du travail ? Comment s’assurer de la bonne articulation entre la vie personnelle et la vie professionnelle de collaborateurs intervenant subitement à distance ? Comment se prémunir contre l’isolement et les risques psycho-sociaux susceptibles de surgir lorsque la période de télétravail se prolonge dans le temps ? Ces questions, qui ont émergé en 2020 ne trouvent pas de solutions précises dans les textes. Des interrogations inédites s’ajoutent aujourd’hui : quid des salariés qui refuseront de sortir du télétravail en mettant en avant la sécurité ou tout simplement l’organisation optimisée de leur vie ? Qui également des salariés qui feraient valoir une situation de burn-out en raison d’un télétravail « imposé » d’où ils ne peuvent sortir en raison de son caractère impératif (voir obligatoire) même avec la meilleure volonté de l’employeur, alors responsable de la santé du salarié mais interdit d’action de correction ?

Quel est le rôle des partenaires sociaux ? Répondant tant aux incitations gouvernementales qu’à l’obligation de préserver la santé des salariés, la mise en place du télétravail peut être décidée puis déployée dans un temps très restreint. Cette célérité peut être incompatible avec le cadre habituel du dialogue social. Ainsi, le Comité social et économique (CSE) est par principe consulté sur tout projet impactant les conditions de travail. Or, les contingences sanitaires de mise en place du télétravail ont pu conduire à outrepasser ce principe, sans sécurité juridique. Certaines instances de représentation du personnel s’en sont émus lors du 2nd confinement. Et ce d’autant que les délais accélérés de consultation mis en place par l’ordonnance XXX ne sont plus applicables. Concernant les solutions négociées, les contraintes de temps et l’absence de véritable retour d’expérience des différents acteurs ont en parallèle pu bloquer leur développement.

Ces différentes incertitudes sont en soi inhérentes au caractère exceptionnel de cette épidémie qui était inattendue. Il n’en demeure pas moins que des solutions doivent être trouvées pour préserver la vie de l’entreprise, sa productivité et sa communauté de travail, dans un cadre sécurisé.

  1. La mise en place discutée ou négociée du télétravail pour faire face à l’épidémie

A – La primauté au dialogue social

Les intérêts d’une approche discutée du télétravail sont multiples. Afin d’adapter le recours au télétravail à la complexité organisationnelle d’une société, la recherche du niveau de proximité (par exemple : le premier niveau de management) dans la prise de décision peut être mise en avant par les acteurs. A l’inverse, une approche trop individualisée de l’organisation du télétravail, dans des environnements complexes, peut en pratique révéler des pratiques divergentes au sein même d’une société, ce qui est source de conflits. Face à la contradiction entre la nécessaire recherche de proximité et les limites inhérentes à une individualisation, le recours à un déploiement discuté du télétravail peut constituer une alternative solide en déplaçant le conflit du terrain à un niveau intermédiaire, tout en le dépassionnant. C’est en ce sens que le ministère du travail met en avant le « dialogue social de proximité » . Si cette notion n’a pas de définition juridique précise, elle sous-entend néanmoins que face à des circonstances particulières, les formes traditionnelles d’exercice des missions de représentations du personnel peuvent faire l’objet d’un aménagement.

Le ministère du travail est de surcroît allé plus loin dans cette dernière logique en évoquant, dans une instruction interne, que les salariés rencontrant des difficultés dans la mise en œuvre du protocole national par leur employeur, « sont invités à solliciter prioritairement leurs représentants au sein de l’entreprise ». Ce ne serait que « si des réponses ne sont pas apportées par le dialogue social au sein de l’entreprise que ces salariés ou leurs représentants pourraient solliciter l’intervention de l’inspection du travail ». Si le cadre juridique demeure une nouvelle fois imprécis, la tendance est ici claire : en privilégiant la discussion avec les partenaires, l’intervention d’un tiers à la relation de travail est fortement réduite.

Suivant cette même logique, il faut également rappeler que le comité social et économique dispose d’attributions sur les questions relatives aux conditions de travail. Pour se prémunir contre tout litige dans le respect de ses attributions, litige qui ont parfois pu dégénérer lors du premier confinement (par exemple : des fermetures ponctuelles de site en lien avec le déploiement des mesures de sécurité), anticiper les échanges avec les instances de représentation du personnel paraît aujourd’hui primordial en vue d’un recours de longue durée au télétravail.

Au-delà, la place du dialogue social doit être mise en perspective avec les litiges individuels susceptibles de naître à l’occasion de la mise en œuvre du télétravail. Par exemple, un salarié souhaitant s’opposer à son placement en télétravail, même en dehors de tout accord collectif ou charte, sera moins légitime à agir si ses fonctions ont été définies comme « télé-travaillables » en lien avec les partenaires sociaux. A l’inverse, un salarié ne saurait utilement faire grief à son employeur un refus de placement en télétravail, si par le dialogue social, il a été retenu que ses fonctions ne rentrent pas dans la définition des missions « télétravaillables » au sens de l’entreprise. Outre la sécurisation du consentement, l’association des représentants du personnel peut également permettre de réguler le contrôle de la charge de travail et proposer des outils d’accompagnement des collaborateurs face au risque d’isolement.

Ces différents avantages sont aujourd’hui à prendre en compte, que le télétravail ait fait ou non préalablement l’objet d’un acte fondateur. Avec le temps, les « circonstances exceptionnelles », dont se prévalent aujourd’hui les différents acteurs, pourraient en outre être remises en cause. Cette évolution possible pourrait amener le sujet du télétravail à se redéplacer sur le terrain de la voie négociée.

B. Les nouveaux enjeux du dialogue social

Concernant la mise en place du dialogue social et son fonctionnement, la forme du dialogue social a déjà pu être repensée à l’aune des particularités d’une situation d’épidémie. Concernant le contenu des échanges, ceux-ci ne devraient cesser d’évoluer au fil des prochains mois.

Le formalisme de la mise en place du télétravail en cas de circonstances exceptionnelles est jusqu’à présent modéré. Dans une démarche de protection de la santé des collaborateurs face au risque de contamination, la priorité a été donnée, lors du premier confinement, au déploiement « rapide » du télétravail, celui-ci impliquant de fait la « sécurité » des salariés. Le second confinement ne paraît avoir modifié la donne, la consultation « régulière » des comités sociaux et économiques n’étant que peu aisée face à la soudaineté de l’épidémie. C’est ainsi sur une forme allégée des relations sociales qu’a de nouveau été mis en place massivement le télétravail. Concrètement, l’avis du CSE n’a été que peu recueilli avant le déploiement du télétravail, qui a pourtant bien impacté les conditions de travail des salariés. Peu de contentieux ont à notre connaissance été initié. Les pouvoirs publics semblent en outre compter sur cet allégement, bien qu’aucune ordonnance relative à la réduction des délais de consultation n’ait été publiée. Dans le cadre d’une instruction interne, le ministère du travail insiste sur l’« intérêt majeur consistant à consulter et associer, même sous une forme adaptée aux circonstances, le CSE et notamment, lorsqu’elle existe la CSSCT, afin de renforcer l’efficacité des mesures de prévention mises en place ». Face à ce constat, diverses formes de dialogue social ont pu en pratique apparaître : réunions informelles, consultation postérieure, sollicitation prioritaire des membres de la CSSCT voire des représentants de proximité et non du CSE, …

Sur le contenu du dialogue social, priorité devait être donnée les premiers jours à l’organisation de l’entreprise et le choix des postes télétravaillables. Une fois cette urgence passée et dans la mesure où le recours au télétravail devrait s’inscrire dans le temps face à une épidémie à multiples vagues, les échanges devraient porter sur les différents écueils propres à une relation de travail à distance. La régulation de la charge de travail, prévue dans le cadre du régime standard du télétravail, et de l’utilisation des outils informatiques paraissent devoir être ici prioritairement abordée. Il en est de même de la problématique possible de l’isolement des salariés et des risques susceptibles d’être générés.

L’urgence ne saurait sans cesse se réitérer, apparaît alors l’intérêt de la solution négociée sur le recours au télétravail et à son suivi. Que ce soit à défaut d’acte fondateur ou en présence d’un acte fondateur insuffisant, l’évolution des règles applicables au sein de l’entreprise pourrait trouver une forte légitimité, et une acceptation par tous, si elles se traduisaient par un accord collectif. Il sécuriserait la société dans ses contingences opérationnelles (par exemple : quelle procédure d’association des représentants du personnel ?) et permettrait de faire face aux incertitudes que pourraient de nouveau créer les prochaines évolutions de l’épidémie.



Guillaume Dedieu

Avocat associé, Paris

Après l'obtention de son Master 2, intègre plusieurs fédérations sportives pour intervenir sur les questions d'emploi, de ressources humaines et de relations sociales. Exerce en qualité d'avocat au sein du cabinet Ellipse Avocats depuis 2014 à Lyon puis à Paris. Devient associé du bureau parisien au 1er janvier 2020.

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