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Droit de la Santé, sécurité au travail
par Sébastien Millet

Le contentieux de l’expertise « risque grave » : illustration en cas d’accident industriel et d’enjeu environnemental ou de santé publique


Dans les entreprises de 50 salariés et plus, la loi donne aux comités sociaux et économiques (CSE), une prérogative d’expertise dans le cadre de leur mission en santé et sécurité au travail, notamment « lorsqu’un risque grave, identifié et actuel, révélé ou non par un accident du travail, une maladie professionnelle ou à caractère professionnel est constaté dans l’établissement » dans lequel est implantée l’instance (cf. C. Trav., L2315-94, 1°).

 

Dans ce cas, le CSE peut prendre une délibération et désigner un expert habilité au regard de sa compétence, notamment dans le domaine de l’environnement de travail y compris les expositions chimiques, physiques et biologiques (cf. nouvelles exigences en matière de certification issues de l’arrêté du 7 août 2020).

Le coût de la mission étant dans ce cas intégralement mis à la charge de l’employeur (et généralement élevé), il existe un enjeu fort autour du bien-fondé et de la régularité du recours à ce type d’expertise, sans parler des problématiques sous-jacentes découlant d’un possible regard critique de l’expert sur le fonctionnement de l’entreprise.

L’employeur peut alors agir en justice, notamment pour contester la nécessité de l’expertise.

Ce droit d’action en justice est toutefois strictement encadré puisqu’il doit agir sous peine de forclusion, dans un délai très bref de 10 jours à compter de la date de délibération de l’instance en réunion plénière (sachant que l’expertise ne peut jamais être votée par la CSSCT et constitue une prérogative exclusive de l’instance au complet – cf. C. Trav., L2315-38). Le Président du Tribunal judiciaire compétent est alors saisi dans le cadre d’une procédure accélérée au fond (qui remplace aujourd’hui l’ancienne procédure « en la forme des référés »).

En pratique, la Direction doit anticiper avec son conseil dès qu’elle a connaissance ou anticipe une demande de mise à l’ordre du jour de l’expertise, et se tenir prête à saisir le cas échéant son Avocat au sortir de la réunion.

En cas de contestation de la nécessité de l’expertise, le juge doit apprécier l’existence avérée d’un risque grave au niveau du périmètre de l’établissement concerné, ce qui pose tout particulièrement question quand la situation évolue favorablement entre temps.

La jurisprudence en la matière est foisonnante, notamment dans le domaine des risques psychosociaux, mais pas uniquement, puisque le risque grave peut recouvrir également des problématiques de sécurité-santé au travail, parfois même à la frontière de la santé publique ou de la santé environnementale.

L’accident industriel survenu à Rouen le 26 septembre 2019 sur l’usine de la société Lubrizol (classée Seveso seuil haut) et des entrepôts de son entreprise voisine (Normandie Logistique) vient en fournir une illustration inédite.

Tout le monde se souvient de l’immense panache de fumée lié à la combustion du stock de produits chimiques, avec d’importantes retombées alentour impactant la population, et une grande anxiété des riverains (ce qui vient rappeler que les enjeux de prévention des risques technologiques ne se limitent pas à la protection de la santé et de la sécurité du personnel, ce qui a conduit les pouvoirs publics à prendre des mesures de renforcement de la surveillance des sites Seveso sur la base de ce retour d’expérience – cf. précédentes chroniques : https://www.preventica.com/actu-chronique-seveso-salaries-prevention-risques-majeurs.php ; https://www.preventica.com/actu-chronique-infractions-environnementales-repression-penale-nouveaux-enjeux-entreprises.php ).

L’affaire a donc eu des répercussions élargies au plan local (et national) : à quelques kilomètres du site sinistré, le CHSCT du CHU de Rouen déclenchait ainsi une expertise pour risque grave le 15 octobre 2019, à un moment où les résultats d’analyse commandés par les pouvoirs publics n’étaient pas encore disponibles.

Décision contestée par le Centre, qui obtenait l’annulation de l’expertise au motif que le risque grave n’était pas caractérisé dans la mesure où suite à de nouvelles mesures de la qualité de l’air, aucun dépassement des seuils réglementaires n’était relevé, que par ailleurs, aucune trace significative de dioxine et d’amiante n’était identifiée dans le cadre des différentes campagnes de prélèvements, et que les analyses menées par les l’INERIS et l’ARS (présentées sous serment aux commissions d’enquête parlementaires en novembre 2019) n’ont pas établi de danger ni de risques qui nécessiteraient des mesures de protection de la population.

Mais la Cour de cassation n’est pas de cet avis, estimant au contraire au visa de l’ancien article L4614-12,1°, du Code du travail (qui demeure applicable aux établissements publics hospitaliers), que « l’existence du risque grave justifiant le recours à une expertise doit être appréciée au moment de la délibération du CHSCT », et qu’au regard de ses propres constatations sur l’impact de l’accident en termes de nuisances ressenties par de nombreuses personnes présentes sur le périmètre impacté par le nuage de fumée, le Tribunal aurait dû valider l’expertise (Cass. Soc. 12 mai 2021, n° 20-12072).

Ainsi, à la date de la délibération, le risque grave était suffisamment identifié, même si son origine n’était pas interne à l’établissement, mais qu’il se trouvait dans le périmètre de nuisances.

Cette position s’inscrit dans une lignée d’analyse jurisprudentielle traditionnellement assez souple sur l’admission du risque grave, même si tout est affaire de cas par cas, et qu’il y a toujours matière à débat judiciaire.

Il est vrai qu’en l’espèce, les analyses officielles convergaient pour écarter le risque d’atteinte à la santé, la question du bien-fondé du risque grave et de la nécessité de l’expertise n’était donc pas incongrue.

Il s’agit néanmoins d’une confirmation puisque la haute juridiction avait déjà considéré (dans une affaire similaire de pollution concernant un site Seveso II), que même si le personnel n’était plus exposé, le risque pouvait rester grave et actuel, et justifier une expertise permettant de rechercher si les salariés avaient pu être exposés à un danger et quelles mesures ils devaient prendre pour l’avenir, dès lors que « l’employeur n’avait jamais informé les salariés ou le CHSCT de l’existence de ces éléments polluants, et que les documents produits par l’employeur, et notamment l’avis de la DREAL, et l’information donnée par la société propriétaire des lieux que le terrain donné en location avait été isolé des terrains environnants constituant la zone encore polluée, ne permettaient pas d’écarter tout risque pour la santé des salariés né de l’exposition aux produits dangereux » (Cass. Soc. 7 mai 2014, n° 13-13561).

L’expertise conservait ainsi sa « nécessité » et n’était pas dépourvue de tout objet.

On notera que cela contraste avec l’action en référé visant à faire cesser l’existence d’une situation de trouble manifestement illicite (fondées sur le nouvel article 835 du Code de procédure civile), qui devient sans objet lorsque trouble a disparu à la date où le juge statue … (cf. Cass. Civ. 2e, 4 juin 2009, n° 08-17174).

Question subsidiaire : les expertises pour risque grave peuvent-elles s’enchaîner sur une même problématique ?

  • Oui pour la jurisprudence, en cas de nouvelles données de risque, confirmant la persistance d’un risque grave, telle que la survenance de pathologie liée à une pollution des lieux par des composés chimiques nocifs (Cass. Soc. 27 mai 2020, n° 18-20732) ;
  • En revanche, il a été récemment jugé à l’inverse, et de manière parfaitement logique, qu’une seconde expertise risque grave « en cascade » n’est pas justifiée si elle porte sur une mission identique pour une catégorie plus restreinte de personnel (en l’occurrence des représentants du personnel), mais dont il n’est pas établi que les conditions de travail seraient différentes de celles ayant déjà donné lieu à la première mesure d’expertise (Cass. Soc. 27 janvier 2021, n° 19-19478).

Plus généralement, contrairement à ce que l’on aurait pu penser, la crise sanitaire du covid-19 n’a pas généré un afflux d’expertises pour risque grave, preuve au demeurant que les entreprises ont bien géré les risques et su prendre les mesures de prévention adaptées.

Cela étant, on retiendra dans l’affaire précitée qu’il était question d’une menace extérieure à l’établissement, et il n’est pas interdit d’imaginer que les nouveaux enjeux liés à la santé environnementale (cf. PNSE 4 sur lequel je reviendrai prochainement) puissent à l’avenir ouvrir la voie à de nouvelles possibilités d’expertise, et de contentieux si les conditions ne sont pas réunies.

A noter également que si l’utilisation du droit d’alerte en cas de risque grave pour la santé publique ou l’environnement (d’origine interne – cf. C. Trav., L4133-1 s.) reste très marginale dans les entreprises, le sujet pourrait se déplacer sur le terrain des expertises, certaines problématiques pouvant être très poreuses, à l’intersection du travail, de la santé publique et/ou de l’environnement.

Pour aller dans ce sens, signalons que le projet de loi Climat et Résilience, en cours de discussion devant le Parlement, prévoit d’intégrer la prise en compte des impacts environnementaux de l’entreprise à toutes les thématiques du dialogue social. Il est ainsi notamment envisagé d’élargir les prérogatives du CSE, avec notamment, pour les entreprises de 50 salariés et plus, une nouvelle obligation d’information-consultation du CSE sur les conséquences environnementales des mesures intéressant la marche générale de l’entreprise, et de l’informer sur les conséquences environnementales de l’activité de l’entreprise dans le cadre de ses 3 consultations récurrentes ; ainsi qu’un élargissement du champ de la BDES et du spectre de la mission de l’expert-comptable du CSE dans le cadre de sa consultation sur les orientations stratégiques, sur la situation économique et financière, ou encore sur la politique sociale. (Voir également mon article sur le « verdissement » du Code du travail

En tout état de cause, la tentation peut toujours être grande d’amener l’entreprise sur des terrains qui la dépassent (à l’instar de la participation aux actions relevant de la politique de santé publique dans le cadre de la crise sanitaire), ce à quoi il faut rester vigilant dès lors qu’il s’agit de procédures d’expertise.

En effet, l’expertise ne peut avoir de sens que si l’employeur est en capacité de pouvoir y donner suite, ce qui suppose qu’elle n’excède pas le champ de son pouvoir de direction et de sa sphère de responsabilité.

 

*Article publié sur www.prevcentica.com



Sébastien Millet

Avocat associé, Bordeaux

J'ai une activité multiple (conseil juridique, défense au contentieux, formation, enseignement et publications), mais un leitmotiv : la transversalité des disciplines et le management des risques humains sous toutes ses formes, au service de l'entreprise. L'exercice est aussi exigeant que passionnant.

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