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Droit de la Santé, sécurité au travail|Droit du Travail|Uncategorized
par Sébastien Millet

Responsabilité pénale en cas d’accident du travail : 50 nuances de faute ?


Le spectre d’engagement de la responsabilité pénale en cas d’accident du travail constitue un risque du quotidien pour les employeurs (dirigeants et personnes morales), et nécessite une démarche de prévention adaptée et conforme à la réglementation en matière de santé et de sécurité au travail.

 

En cas d’accident grave entraînant des dommages corporels, l’engagement de poursuites est quasi-systématique dans le cadre de la politique répressive.

Bien que la généralisation de la responsabilité pénale des personnes morales ait atténué la chose, les chefs d’entreprises restent fréquemment poursuivis dans ce cadre, et en principe jugés en qualité d’auteurs indirects de l’infraction (c’est-à-dire n’ayant pas causé directement le dommage mais ayant créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage, ou n’ayant pas pris les mesures permettant de l’éviter).

Le plus souvent, l’acte de poursuites est fondé sur une violation de dispositions du Code du travail (sur la base d’un procès-verbal d’infraction de l’Inspection du travail par exemple), qui constitue elle-même une composante de l’infraction dite « non intentionnelle », prévue par le Code pénal, ce qui conduit à certaines subtilités juridiques, avec des conséquences importantes du point de vue de la défense des prévenus.

Si les mécanismes de responsabilité sont aujourd’hui bien rôdés, ils continuent de donner régulièrement lieu à des applications jurisprudentielles instructives.

Illustration avec deux décisions récentes rendues à quelques mois d’intervalle, ayant pour particularité de concerner le secteur particulièrement accidentogène de la pêche maritime, mais dont la portée est transposable à tous les secteurs d’activité :

  1. L’appréciation de la faute non intentionnelle peut être modulée par les juges :

    (Cass. Crim. 8 février 2022, n° 21-83708)

Dans cette affaire, un marin décède par noyade après avoir été emporté à la mer, sa jambe étant prise dans un filin à l’occasion de la mise à l’eau d’une nasse.

L’enquête de gendarmerie révèle qu’il s’agissait d’une technique nouvelle de pêche aux nasses, peu utilisée dans la région, et qui générait un encombrement de l’espace de circulation sur le pont.

Poursuivi devant la juridiction correctionnelle au titre d’une violation manifestement délibérée d’une obligation de sécurité ou de prudence dans le cadre du travail, l’armateur est en première instance condamné pour homicide involontaire à une peine de 2 ans d’emprisonnement avec sursis, 8 000 euros d’amende et 2 ans d’interdiction professionnelle.

En appel, les juge confirme la condamnation en « rétrogradant » la faute au niveau d’une faute caractérisée.

Celle-ci se définit comme la faute qui exposait autrui à un risque d’une particulière gravité que son auteur ne pouvaient ignorer.

Typiquement, elle est privilégiée par les juridictions pénales en présence de poursuites contre un auteur indirect personne physique, car plus aisée à qualifier que la faute délibérée.

La question était de savoir si les juges pouvaient de leur propre chef retenir cette qualification moins exigeante, alors que la prévention visait au contraire la commission d’une faute délibérée.
La Cour de cassation valide cette approche, et approuve les juges d’appel d’avoir retenu les critères de la faute caractérisée à partir du constat :

  • de l’insuffisance de moyens mis en place par l’employeur pour éviter le risque de se faire entraîner par les engins dans le cadre d’une nouvelle technique de pêche et l’absence totale de formation à la sécurité ;
  • du fait ensuite que cela surexposait les matelots au risque d’accident et a créé les conditions de l’accident,
  • et enfin, du fait qu’il ne pouvait ignorer cette situation alors qu’il avait lui-même précédemment embarqué pour observer la mise en place de cette nouvelle technique et avait perçu les difficultés qui en découlaient.

En résumé, lorsque l’acte de poursuite vise une infraction d’homicide involontaire découlant d’une violation délibérée d’une obligation particulière de sécurité ou de prudence au sens de l’article 121-3 alinéa 4 du Code pénal, les juges du fond peuvent néanmoins retenir que les manquements qu’ils constatent constituent la faute caractérisée prévue par le même texte, dès lors qu’ils ont eu pour résultat d’exposer autrui à un risque d’une particulière gravité que le prévenu ne pouvait ignorer.

Cette position souple se rapproche de la jurisprudence autorisant les juges, dont on dit qu’ils sont saisis in rem, à retenir une autre qualification aux faits poursuivis que celle visée à la prévention, à la condition que le prévenu ait été mis en mesure de se défendre dans le cadre du débat contradictoire (Cass. Crim., 16 mai 2007, n° 06-87866), ce qui nous paraît être ici une exigence essentielle du point de vue de l’exercice des droits de la défense.

Au-delà de cet enseignement judiciaire, la décision illustre aussi en pratique pour les entreprises l’impératif de vigilance qu’il convient d’avoir en cas de changement de méthode ou de procédé de travail, ce qui doit déclencher des réflexes conformément aux principes généraux de prévention, à commencer sur le plan de l’évaluation des risques professionnels et de leur retranscription dans le document unique (cf. C. Trav. L4121-2, 4° et R4121-3).

A noter que même en l’absence de mise à jour du DUERP pointant des risques nouveaux (et des mesures de prévention associées), les circonstances de fait peuvent toujours permettre comme en l’espèce de constater que le chef d’entreprise -ou son délégataire de pouvoirs HSE- ne pouvait ignorer l’existence d’un risque d’une particulière gravité.

  1. Même en cas de faute délibérée, la responsabilité pénale n’est pas toujours automatique :

    (Cass. Crim. 21 juin 2022, n° 21-85691)

Dans le cas particulier de l’article 222-20 du Code pénal, le délit de blessures involontaires ayant entraîné une incapacité totale de travail d’une durée inférieure ou égale à 3 mois n’est réprimé qu’en présence d’un manquement délibéré à une obligation particulière de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement.

Fidèle au principe de légalité et d’interprétation stricte de la loi pénale, la Cour de cassation rappelle donc ici que ce délit nécessite plus qu’une faute caractérisée.

Le manquement doit revêtir les critères de la faute délibérée, soit pour une personne physique auteur indirect, le fait d’avoir violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement.

Même en présence d’un manquement jugé délibéré (en l’occurrence l’absence de formation pratique et appropriée à la réalisation d’une manoeuvre particulièrement délicate et dangereuse de virage de chalut, à l’origine des blessures par un treuil mécanique), l’inobservation doit porter non seulement sur une obligation de sécurité ou de prudence prévue par un texte légal ou réglementaire, mais sur une obligation « particulière » et non générale.

Or, les poursuites étaient basées ici sur une référence à des textes du Code du travail (articles L4141-1 et -2), qui ne définissent que des obligations générales de prudence et de sécurité, sans édicter de contenu obligatoire précis ou spécifique.

Sur le terrain du Code pénal, la décision prononçant la culpabilité et la peine est cassée en conséquence, mais l’infraction au Code du travail demeure quant à elle.

Cela s’inscrit dans une continuité jurisprudentielle, puisqu’il avait déjà été reconnu par exemple que le simple manquement à l’obligation générale de sécurité de l’article L4121-1 du Code du travail ne pouvait en soi constituer une violation d’une obligation particulière de sécurité en matière de délit de mise en danger de la vie d’autrui (Cass. Crim. 17 septembre 2002, n° 01-84381 ; Cass. Crim. 22 septembre 2015, n° 14-84355 – voir précédente chronique). Toutefois, c’est à notre connaissance la première fois que cette solution est retenue concernant l’obligation générale d’information et de formation en santé-sécurité au travail.

Bien entendu, il s’agit là de moyens de défense au contentieux que l’Avocat est susceptible de déployer, mais pour les entreprises, l’obligation de sécurité et de protection de la santé reste un enjeu quotidien majeur, dont l’un des piliers repose sur une politique adaptée de formation, d’information et de sensibilisation afin de maîtrise les risques professionnels, notamment liés au facteur humain.

 

*Article publié sur www.preventica.com



Sébastien Millet

Avocat associé, Bordeaux

J'ai une activité multiple (conseil juridique, défense au contentieux, formation, enseignement et publications), mais un leitmotiv : la transversalité des disciplines et le management des risques humains sous toutes ses formes, au service de l'entreprise. L'exercice est aussi exigeant que passionnant.

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