par Arnaud Pilloix
Restructuration : le juge judiciaire compétent pour apprécier l’ordonnance du juge-commissaire, un revirement évitable !
Commentaire d’arrêt : Cass. soc., 23 mars 2016, n° 14-22950 P + B + I
La volonté affichée du législateur est de sécuriser les opérations de restructuration, afin d’éviter d’encombrer les juridictions prud’homales de ces contentieux de masse.
Force est de constater que la décision rendue par la chambre sociale de la Cour de cassation le 23 mars 2016 va à l’encontre de cette intention louable et primordiale pour les acteurs de l’économie et multiplie au contraire les voies de recours pour le justiciable, source de complexification et d’insécurité juridique.
- Sur les faits :
Dans le cadre d’une procédure de redressement judiciaire, le Juge commissaire a autorisé par voie d’ordonnance des licenciements pour motif économique au visa de l’article L.631-17 du Code du commerce.
A la suite de cette première autorisation, une deuxième autorisation a été sollicitée devant l’Inspecteur du travail concernant les salariés protégés, qui ont ensuite fait l’objet d’un licenciement pour cause économique.
Ils ont alors saisi la juridiction prud’homale pour faire juger leur licenciement sans cause réelle et sérieuse, en se fondant sur la violation de l’article R. 631-26 du Code du travail qui dispose : « l’ordonnance du juge-commissaire doit indiquer le nombre de licenciements autorisés ainsi que les activités et catégories professionnelles concernées. »
Le mandataire liquidateur a soulevé l’irrecevabilité de cette demande en invoquant le principe de séparation des pouvoirs en ces termes « le juge judiciaire ne peut pas apprécier le caractère réel et sérieux de la cause du licenciement, ni la régularité de la procédure antérieure à la saisine de l’inspecteur du travail dont le contrôle porte notamment sur la régularité de la procédure de licenciement et partant, sur la régularité de l’ordonnance du juge commissaire. »
La question s’est alors posée de savoir si le juge prud’homal était compétent pour se prononcer sur la régularité de l’ordonnance du juge-commissaire.
A cette question, la chambre sociale de la Cour de cassation a jugé dans un arrêt du 23 mars 2016 (Cass. soc., 23 mars 2016, n° 14-22950 P + B + I):
« le caractère économique du licenciement et la régularité de l’ordonnance du juge commissaire ne peuvent être discutés devant l’administration ; que c’est dès lors à bon droit que la cour d’appel a retenu que le juge judiciaire était compétent pour apprécier la régularité de l’ordonnance du juge-commissaire ».
Par conséquent, le juge prud’homal est compétent pour contrôler la régularité de l’ordonnance du juge-commissaire, et ainsi déclarer les licenciements sans cause réelle et sérieuse.
- Sur la genèse du revirement de jurisprudence sur la compétence du juge judiciaire :
Cette position existait déjà concernant un salarié non protégés mais marque un revirement de jurisprudence concernant un salarié « protégé ». (Cass. Soc. 3 octobre 1989, n° 88-42835)
En effet, antérieurement à cet arrêt, les salariés protégés ne pouvaient contester l’autorisation de licenciement que devant le Juge administratif. (Cass. soc. 14 février 2007 n° 05-40213 « qu’en l’état d’une autorisation administrative de licencier un salarié protégé accordée à l’employeur par l’inspecteur du travail, le juge judiciaire ne peut, sans violer le principe de la séparation des pouvoirs, se prononcer sur le caractère réel et sérieux de la cause de licenciement » )
L’autorisation administrative de licencier faisait obstacle à ce que le juge judiciaire puisse trancher un litige relatif à l’ordonnance du juge-commissaire, l’autorisation administrative délivrée au vu de cette décision venant former en quelque sorte un écran entre l’ordonnance et le juge judiciaire.
Cette position n’était qu’une application de la règle générale délimitant les pouvoirs respectifs de l’ordre administratif et de l’ordre judiciaire, conformément au principe de séparation des pouvoirs. (Cass. soc., 27 oct. 2004, n° 02-46935)
Néanmoins, le Conseil d’état avait mis à mal cette position de la chambre sociale, puisque le contrôle du Juge administratif ne portait pas sur le motif du licenciement, laissant ainsi la place au Juge judiciaire (CE 3 juillet 2013 n° 361066 : « que l’inspecteur du travail devait vérifier si la situation économique du groupe justifiait qu’il soit procédé au licenciement demandé, alors qu’elle avait constaté que ce licenciement avait été autorisé par une ordonnance du juge-commissaire, la cour administrative d’appel de Marseille a commis une erreur de droit. »)
Cette décision du Conseil d’état ouvrait donc la voie au contrôle par le Juge judiciaire de l’ordonnance du Juge-commissaire.
Par cet arrêt du 23 mars 2016, la chambre sociale de la Cour de cassation a donc opéré un revirement de jurisprudence.
Partant du postulat que le caractère économique du licenciement et la régularité de la décision du juge-commissaire échappent au contrôle de l’administration, la chambre sociale en déduit que ces aspects relèvent des pouvoirs du juge judiciaire.
Dès lors, le salarié protégé peut désormais contester devant le juge prud’homal la régularité de l’ordonnance du juge-commissaire qui autorise son licenciement, sans que l’autorisation administrative puisse y faire obstacle. La situation des salariés protégés est donc rapprochée de celle des salariés non protégés.
- Sur les irrégularités de l’ordonnance du juge-commissaire :
Dans un deuxième temps, l’arrêt précise que le contenu de l’ordonnance du juge-commissaire autorisant les licenciements sur le fondement de l’article L. 631-17 du code de commerce est déterminé par l’article R. 631-26 du même code.
Dès lors, l’ordonnance doit indiquer le nombre des salariés dont le licenciement est autorisé ainsi que les activités et catégories professionnelles concernées.
En l’espèce, ces différents éléments figuraient dans une annexe accompagnant l’ordonnance. Mais, d’après la Cour de cassation, puisque l’ordonnance ne déterminait pas elle-même le nombre des salariés dont le licenciement était autorisé ainsi que les activités et catégories professionnelles concernées mais renvoyait à une annexe, laquelle n’était pas signée, les licenciements pour motif économique étaient sans cause réelle et sérieuse.
***
En synthèse, depuis cet arrêt du 23 mars 2016, une double possibilité de contestation est donc ouverte aux salariés protégés licenciés à la suite d’une ordonnance du juge-commissaire puis d’une autorisation de l’inspecteur du travail :
- devant la juridiction administrative, pour ce qui concerne la décision de l’inspecteur du travail dans son périmètre de contrôle ;
- devant le juge prud’homal, pour ce qui concerne la régularité de l’ordonnance du juge-commissaire.
Une telle position de la chambre sociale était inéluctable du fait de la position du Conseil d’Etat mais aurait pu être évitée, en permettant à l’Inspecteur du travail d’étendre son contrôle sur la régularité de l’ordonnance.
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